Par Michel de Laforce
Selon le dernier Edelman Trust Barometer, seuls 29 % des Français aisés et diplômés « font confiance aux entreprises pour agir de façon juste » (1). Bien sûr la crise n’y est pas pour rien. Mais, la désillusion est en fait plus profonde et due à des pratiques plus anciennes. C’est ce que démontre, un ouvrage publié récemment par deux jeunes consultants sous le titre explicite de L’open space m’a tuer (2).
Les patrons qui croient que leurs cadres s’épanouissent dans leur travail devraient se plonger dans le livre d’Alexandre des Isnards et Thomas Zuber. Après neuf ans de carrière dans le conseil, ces diplômés de Sciences Po y confient leur profonde amertume. Semblable sans doute à celle des jeunes cadres qui rejoignent la FIECI. « Ce livre, avertissent-ils, raconte tout ce que les jeunes cadres savent mais qu’ils taisent et donc que les autres ignorent : les nouvelles formes de violence, le diktat de la bonne humeur et de la convivialité, la fausse liberté qu’offre la flexibilité, le supplice du timesheet, la folie de l’évaluation et de l’auto-évaluation, le manque de reconnaissance, etc. »
La désillusion d’une génération de cadres
Leur cri est celui d’une génération de cadres qui a perdu toutes ses illusions. Pourtant, tout avait bien commencé ! Comme leurs collègues, les auteurs pensaient que « tout est cool, et tout le monde est heureux dans la pub, le conseil, l’audit, la com, l’informatique, et demain dans toutes les boîtes. » Comme leurs parents, ils étaient fiers de leurs nouveaux jobs car « la communication, le consulting, le web sont des métiers aussi prestigieux que passionnants ».
Or, après avoir pénétré dans l’open space tant convoité, ils ont découvert un univers moins reluisant. « En réalité, les jeunes cadres pètent les plombs. Turnover, démission, dépression, reconversion, luttes aux Prud’hommes : depuis quelques années, les signes du malaise sont là. » Leur colère provient de ce décalage entre les discours managériaux affichés et la réalité quotidienne. Avec force anecdotes, les auteurs dénoncent l’hypocrisie de ce « néo-management qui, à l’usage ne consiste qu’à essayer de rendre cool cette réalité ; nous sommes tous des ressources interchangeables. »
L’hypocrisie du néo-management
Ainsi de la révolution que constituerait la disparition des fameux petits chefs. « Le manager traditionnel recadrait de façon autoritaire, le néo-manager participatif recadre de façon empathique. Tout un art. » On se tutoie, certes. Mais, en réalité rien n’a changé : « sur fond de dictature du bonheur, les rapports sont violents et les hiérarchies bien présentes ».
Mais le contrôle peut prendre des formes plus subtiles. L’open space est le lieu de la surveillance sournoise entre collègues. « Fin de journée, c’est parti pour le ballet des contorsionnistes. On commence à s’observer pour voir qui sort le premier. C’est normal de partir. Mais quand ? Un cadre ne compte pas ses heures. […] En open space, les salariés sont mis en concurrence. Par le regard, ils se régulent les uns les autres. »
Quand le travail s’invite dans la chambre à coucher !
Du reste, quitter l’open space ne signifie pas quitter le travail. Avec les smartphones et autres ordinateurs portables, on emporte son travail chez soi et jusque dans sa chambre à coucher ! Les auteurs rapportent ainsi le cas extrême d’Isabelle, une chef de projet qui se lève la nuit pour consulter ses mails sur son blackberry. L’anecdote serait plaisante si elle ne révélait une tendance de fond : la frontière entre vie privée et vie professionnelle s’estompe.
Certains, incapables de résister à la pression y laissent leur santé. Et d’égrainer des cas connus de tous les cadres un peu attentifs à leur entourage professionnel. «Julien a eu un malaise vagal, ça fait partie du métier. Sonia passe son temps à s’arracher des bouts de peau sur les doigts, ce n’est rien. David se gratte les sourcils rongés par l’eczéma. Stéphane grince des dents comme un hamster et vient de faire un ulcère, c’est déjà plus lourd. » Pas de quoi s’alarmer ?
Un mauvais calcul pour les entreprises
Et tout cela pour quoi ? Rarement pour la reconnaissance en tout cas. Car le consultant devenu non rentable est inéluctablement poussé vers la sortie. Sans ménagement, ni égard pour son ancienneté et les services rendus. D’où un sentiment justifié de précarité permanente. « Tu rends compte, j’ai été en stage jusqu’à vingt-sept ans et à trente et un, je ne peux pas me projeter. Maintenant, on est considéré comme jeune de plus en plus vieux et comme vieux de plus en plus jeune », lâche l’un d’eux, désabusé. D’autant qu’à la porte, les jeunes diplômés se pressent encore pour prendre les places laissées vacantes par leurs aînés lessivés. Fut-ce sous le statut de stagiaire !
Mais pour combien de temps encore ? Et est-ce même un bon calcul économique ? « Ce qui devrait faire réfléchir les agences, c’est que les jeunes cadres filent leur démission de plus en plus vite. Un jeune diplômé sur trois quitte son premier emploi au cours des deux permières années. En démissionnant aussi tôt, ils ne laissent même pas le temps aux entrepreneurs de rentabiliser leur recrutement. » La désillusion des jeunes cadres a donc un coût. Celui de la démobilisation, du désengagement. Il pourrait demain prendre des formes plus violentes. Si j’étais chef d’entreprise, je lirais sans tarder l’ouvrage d’Alexandre des Isnards et Thomas Zuber. Pour savoir ce que pensent cachent vraiment les sourires qui s’affichent dans l’open space…
(1) Stratégies n° 1530, 29/01/09. (2) L’open space m’a tuer, par Alexandre des Isnards et Thomas Zuber, Editions Hachette, 2008, 211 p., 16,50 €.
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