Par Michel de Laforce
« Les héros sont parmi nous ! », proclamait Philosophie Magazine dans son édition de mai 2009. Il s’agissait notamment de souligner combien la crise que nous vivons redonne toute leur actualité aux vertus épiques.
« Vous ne vivez pas dans une période de guerre et pourtant, du courage, il faut en avoir pour tenir le cap quand l’avenir économique et matériel est imprévisible […], quand l’Histoire s’accélère et déjoue nos capacités d’adaptation. »
Mais quel modèle de héros se choisir ? Certainement pas celui des temps anciens, dont le courage s’exprimait par la bravoure militaire ou l’ardeur révolutionnaire. Aujourd’hui, le héros est celui qui, en s’engageant au service d’une juste cause, associe « endurance et patience, réflexion et action, savoir et pouvoir ». Une leçon de philosophie qui éclaire singulièrement les qualités attendues du syndicaliste cadre !
Et si on réhabilitait le courage ? C’est du moins ce que suggère Michel Eltchaninoff, essayiste et professeur de philosophie dans un récent dossier de Philosophie Magazine. « À notre époque, écrit-il, où le cœur est volontiers associé aux vertus de douceur, de commisération ou d’affection, il n’est pas inutile de rappeler que le courage, pour les Grecs, vient aussi de cette faculté de réagir, de protester, d’aller de l’avant qu’ils situent également dans notre poitrine. » Autrement dit, la conjoncture exige des hommes et des femmes capables non seulement de penser différemment, mais aussi d’agir et de s’engager, quitte à prendre certains risques.
L’entreprise, terrain propice à l’héroïsme
Cette attitude héroïque peut bien sûr s’exercer dans de multiples contextes, mais singulièrement dans celui de l’entreprise. D’une part, parce qu’elle est le théâtre d’enjeux engageant l’éthique et l’équité, tout particulièrement en période de crise. D’autre part, parce que la parole divergente y constitue toujours une prise de risque. L’entreprise est donc un terrain propice à une forme d’héroïsme. Notamment de la part de ceux qui, en devenant syndicalistes, décident de représenter leurs collègues.
Conseil en organisation et stratégie, Bénédicte Haubold n’est pas dupe du discours managérial qui valorise l’initiative et la liberté de parole. « En pratique, les critères d’évaluation qu’on applique aux cadres ne tiennent pas vraiment compte de la capacité à prendre des risques. Loin de rétribuer le courage, l’entreprise a tendance à ne pas le valoriser. » Résultat : « Ce qui importe le plus souvent, pour un cadre, c’est d’optimiser sa situation individuelle, d’avoir le parcours le moins chaotique et le plus sûr possible vers l’avancement de sa carrière. […] Quant au courage de s’opposer à ses supérieurs, il sera in fine sanctionné. »
La faculté de réagir, de protester, d’aller de l’avant
Dans un tel contexte, le syndicaliste cadre se distingue. Il est bien celui qui conserve cette « faculté de réagir, de protester, d’aller de l’avant » dont parle Michel Eltchaninoff. Il est celui qui accepte de s’exposer en se mettant en situation de devoir peut-être un jour affronter sa hiérarchie. Dès lors, même s’il bénéficie du soutien de ses collègues et bien sûr de son organisation, le syndicaliste cadre accepte de se mettre en danger. C’est bien l’une des caractéristiques des héros. Il n’y a pas d’héroïsme sans consentement à une certaine forme de risque.
Toutefois, pour mériter pleinement la qualité de héros, le syndicaliste cadre ne peut s’en tenir à cette seule dimension. Car le héros contemporain n’a plus grand-chose à voir avec le héros homérique. Dans une société démocratique, la prise de risque et l’impétuosité ne suffisent plus à définir le héros. Ce dernier n’est pas une « tête brûlée ». Le véritable héros est celui qui réconcilie action et réflexion. « Le courageux, précise encore Michel Eltchaninoff, n’est pas celui qui ne craint rien, mais celui qui sait avoir peur de ce qui est véritablement à craindre. Le courage n’est pas une vertu massive et simple, mais le fruit d’un calcul des peurs qui doit, pour être qualifié de courageux, être librement guidé par la raison et les valeurs. »
Une conception exigeante du syndicalisme cadre
Pour faire preuve d’un authentique héroïsme, le syndicaliste cadre devra donc, si l’on en croit ces auteurs, démontrer d’autres qualités que la témérité. En s’appuyant sur la raison et des principes, il devra notamment :
• Faire preuve de dévouement. Loin de chercher à se valoriser par un coup d’éclat individuel, le syndicaliste cadre se met au service de ses collègues et du bien commun. Il doit méditer la mutation du héros que décrit Vincent Delecroix, maître de conférence à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). « À l’entrée dans l’époque moderne, souligne ce spécialiste d’Achille, l’emportement et la colère ne paraissent plus estimables s’ils brisent les lois. » Le syndicaliste cadre doit donc faire preuve de maîtrise de soi, et avoir le sens de la mesure. Il est capable d’affronter un conflit, mais il n’y voit jamais une occasion de se mettre en avant.
• Privilégier l’action collective. Au service des autres, le syndicaliste cadre doit aussi agir avec les autres.C’est un fédérateur d’énergies. « Dans le monde homérique, il n’est de combats que singuliers, qui opposent des individus », rappelle encore Vincent Delecroix. Mais cette époque est révolue. « Le modèle héroïque est désormais inséré dans un réseau social, communautaire. » Cet impératif est, de surcroît, également dicté par l’efficacité : « Il me semble que le seul véritable courage dans cet environnement de l’entreprise est celui de l’endurance, bien plus efficace que les croisades personnelles, les actions isolées et inutilement courageuses », écrit Bénédicte Haubold.
• Rechercher le bien commun. Le syndicaliste cadre a pour mission de représenter ses collègues et de défendre leurs intérêts. Toutefois, il veillera à ne pas y sacrifier le bien commun. Que penser par exemple d’un syndicalisme cadre qui sacrifierait d’autres catégories de salariés ou la pérennité de l’entreprise à une défense à courte vue des intérêts des seuls cadres ? « Dans la modernité, l’exploit individuel est vain s’il n’est pas rattaché à une cause sociale ou politique valable », prévient encore Vincent Delecroix. Le syndicaliste cadre se garde donc de verser dans un corporatisme obtus. Conformément aux qualités attendues des cadres, il fait preuve de hauteur de vue et a, en tant que syndicaliste, un sens aigu de l’intérêt général.
Tendre vers un certain idéal humain
Le syndicaliste cadre est-il alors un de ces héros contemporains évoqués par Philosophie Magazine ? Il ne l’est certes pas par nature ! Mais, à condition de cultiver les vertus de dévouement désintéressé, de sens du collectif et de recherche du bien commun, il peut en devenir un. C’est, du reste, un processus assez commun dans nos organisations. Certains de nos adhérents s’engagent d’abord dans le syndicalisme en raison d’une certaine idée qu’ils se font d’eux-mêmes. Puis, en devenant représentant des salariés, ils apprennent à valoriser une parole qu’ils expriment au nom de tous. Peu à peu, ils créent un collectif de la représentation qu’ils contribuent à façonner et au service duquel ils se dévouent. Il se produit alors un basculement. Ils se mettent à dire « nous » plutôt que « je ». À ce moment, oui, ils méritent certainement le qualificatif de « héros ».
Philosophie Magazine, n° 29, édition de mai 2009. www.philomag.com
EXTRAITS :
Le courage, vertu citoyenne et universelle – « Les philosophes athéniens ont cherché à redéfinir le courage. En réaction au militarisme effréné de Sparte, ils l’ont, pour ainsi dire intellectualisé. […] À Athènes, le courage sort de la sphère militaire et devient une vertu de citoyen. Mais ce n’est pas pour autant qu’il sombre dans le relativisme, car la connaissance du bien et de la justice doit le guider. Sans l’affirmation de valeurs à prétention universelle, les courages individuels se cantonneraient au rôle de vitamine éthique. […] Pour échapper à l’atomisation du courage, Athènes nous rappelle le lien fondamental qui existe entre le courage et la recherche du vrai, mais également la place du cœur, de ses battements énergiques ou furieux dans cette quête. »
Michel Eltchaninoff, Philosophie Magazine, mai 2009.
Refuser la lâcheté – « La lâcheté n’est pas une attitude souhaitable dans la vie professionnelle. Pour un cadre, être lâche, c’est refuser de prendre certaines décisions dans des situations critiques, de harcèlement moral par exemple, quand la santé d’un collaborateur est en jeu. »
Bénédicte Haubold, Philosophie Magazine, mai 2009.
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