Par Michel de Laforce
« Plus travailleurs, plus performants, plus rentables ! », exhortent les entreprises. Comment se fait-il que les salariés, et singulièrement les cadres, se soumettent docilement à cette injonction de performance ? Pourquoi acceptent-ils souvent sans broncher les objectifs manifestement irréalistes qui leur sont fixés ? Et pourquoi ceux qui n’y parviennent pas se sentent-ils coupables ? À ces questions bien connues des syndicalistes cadres de la FIECI, Benoît Saint Girons apporte, dans un récent ouvrage (1), une réponse originale. Pour cet auteur revenu des mythes du « développement personnel », l’obsession de la performance figure au cœur de notre société. Elle est son idéologie et justifie les pires dérives, notamment managériales.
« “Plus belle, plus mince, plus émancipée !”, clament les magazines féminins. “Plus musclé, plus viril, plus macho”, renchérissent les magazines masculins. “Plus ambitieux, plus intelligents, plus riches !”, promettent les ouvrages de développement personnel. » Dans son dernier ouvrage, Benoît Saint Girons n’a guère de peine à démontrer que l’obsession de la performance n’est pas l’apanage du monde économique. La règle du « toujours plus » en vigueur dans les entreprises est devenue l’idéologie de la société tout entière.
Les mythes fondateurs du « toujours plus »
L’alibi scientifique du darwinisme social. Comme toute idéologie, celle de la performance et du « toujours plus » est assise sur des mythes et véhiculée par des héros. Benoît Saint Girons dénonce ainsi l’instrumentalisation des théories de Charles Darwin. Sans que ce dernier n’ait jamais écrit une ligne dans ce sens, l’idée d’un processus naturel de sélection des plus aptes et d’élimination des plus faibles est étendue au domaine social. Et peu importe que les savants estiment aujourd’hui que l’entraide joue également un rôle déterminant dans l’évolution ! Dans de nombreuses entreprises comme dans la société, ce que l’on retient et que l’on exalte, c’est encore et toujours la lutte pour la vie, la loi de la jungle. De la sorte, la mise en compétition des salariés que dénonce sans relâche la FIECI trouve un alibi pseudo-scientifique. Comme si Darwin avait jamais écrit que la loi de la vie consistait à éliminer les salariés qui ne remplissent pas des objectifs mensuels par ailleurs irréalistes…
Le cerveau prétendu sans limite. Un autre mythe pseudo-scientifique vient également au secours des exigences démesurées dont sont l’objet nos contemporains : l’affirmation selon laquelle nous n’utiliserions que 10 % des capacités de notre cerveau. Or comme le rappelle Benoît Saint Girons, cette affirmation est fausse. « L’imagerie médicale démontre que nous utilisons au cours d’une journée quasiment tous nos neurones et toutes les parties de notre cerveau. De fait, n’importe quel dommage ou maladie subi par le cerveau est rarement sans conséquence, et une perte de 10 à 20 % de ses neurones suffit à avoir des conséquences dramatiques. » Mais là encore, l’objection est ignorée. Le mythe de l’extension potentiellement infinie de nos capacités vient nourrir notre sentiment de toute puissance et enrichir la cohorte des gourous du développement personnel qui font profession de l’exploiter. Sur le terrain du management c’est pain béni pour les manageurs abusifs : « Bernard, ne venez pas me dire que vous êtes débordé ! Si vous n’y arrivez plus, c’est plutôt que vous n’exploitez pas tout le potentiel qui est en vous… »
L’instrumentalisation des « dieux du stade ». Cette injonction à repousser toujours plus loin nos limites est également véhiculée par le culte rendu aux sportifs de haut niveau. En battant sans cesse de nouveaux records, les sportifs viennent nourrir l’idée que, décidément, il n’y a pas de limite aux performances humaines. À condition toutefois de sp;rsquo;en donner les moyens, hein ! Allez vous étonner après cela que, comme le remarque une récente livraison de l’Expansion Management Review, le sport devienne une référence incontournable pour les discours managériaux (2) ! Pourtant, comme le rappelle Benoît Saint Girons, la réalité est moins reluisante : « Au moins 10 % des sportifs, soit 1,5 à 2 millions de personnes auraient recours au dopage, selon le Pr Gallien de la Commission antidopage. Résultats, l’espérance de vie est dramatiquement basse : une quarantaine d’années chez les footballeurs américains par exemple… » Les sportifs de haut niveau ne repoussent pas les limites humaines, ils les dépassent et, comme les salariés en burn out, ils finissent par le payer au prix fort.
Une manipulation mentale démasquée
Pour Benoît Saint Girons, ces mythes et ces mensonges forment une sorte de manipulation idéologique consciente ou inconsciente. « Le développement personnel ne serait-il pas, au moins dans une certaine mesure, le développement du personnel, voire le dressage du personnel ? Le “devenir plus” va en tout cas dans la logique consumériste du système économique… Pour tourner correctement, le système a en effet besoin de personnes toujours plus consommatrices, c’est-à-dire condamnées à l’insatisfaction. Le système redoute le bien-être des individus », écrit-il. Accusation exagérée ? Écoutez alors Antony Robbins ! « La sensation de bien-être, estime ce gourou américain du développement personnel, peut être l’une des plus désastreuses que nous puissions expérimenter. Qu’arrive-t-il quand on se sent trop bien ? On arrête de se développer, de travailler, de créer de la valeur ajoutée. Ne cherchez pas trop de bien-être. Si vous vous sentez vraiment bien, il y a des chances pour que vous ayez cessé d’avancer. »
Voilà qui devrait mettre en garde les cadres qui se voient proposer des stages de développement personnel ! D’autant que, comme le dénonce depuis longtemps la FIECI, cette pratique consiste souvent à détourner l’attention des vrais problèmes. « Lorsqu’une entreprise fait appel à un coach ou un psy pour prendre en charge le développement de ses salariés, écrit Benoît Saint Girons, le message implicite est le suivant : “le problème ne vient pas de notre organisation mais de vous !” » Il rejoint ainsi les observations du Dr Bernard Salengro, créateur de l’Observatoire du stress CFE-CGC. « Quand on associe un coach à un cadre, écrit ce spécialiste des troubles psychosociaux, le discours sous-jacent est : “on va t’aider car tu n’es pas à la hauteur”…(3) »
Le remède : refuser la culpabilisation et agir collectivement
Face à cette entreprise de manipulation mentale, que faire ? Le seul remède consiste à prendre du recul et de la distance par rapport au discours du « toujours plus ». En d’autres termes, il s’agit de retrouver son libre arbitre. Pas facile lorsque l’on se sent seul et dévalorisé ! Le rôle des syndicalistes cadres est donc primordial. Pour briser l’emprise de cette idéologie, il convient d’abord, comme le font les membres et les élus de la FIECI, de lutter contre la culpabilisation des salariés à qui l’on en demande trop. Il faut leur dire qu’ils ne sont pas les seuls à penser que la coupe est pleine. Et il faut leur montrer qu’en agissant ensemble il est possible de poser de nouvelles règles. Contre l’obsession de la performance, rien ne vaut l’action collective !
(1) L’obsession de la performance, par Benoît Saint Girons, Jouvence Éditions, 94 p., 4,90 €.
(2) L’Expansion Management Review, n° 134, septembre 2009.
(3) Entretien accordé à Valeurs actuelles, 09/10/09.
EXTRAITS
Le piège du développement personnel – « Le socle du message du développement personnel est que chaque individu est responsable de ses problèmes, puisque ce ne sont pas les problèmes qui sont en cause, mais les interprétations individuelles de ces problèmes. “À défaut de changer le monde, je modifie ma perception du monde”, disait Jean-Paul Sartre. Oui, mais en modifiant ma conception du monde, je n’ai alors plus besoin de changer le monde… »
L’obsession de la performance, par Benoît Saint Girons, op. cit.
Étouffer la contestation – « Le double message : “cessez de vous plaindre, prenez-vous en charge” et “travaillez, enrichissez-vous”, laisse peu de place pour la réflexion sur le monde et l’action contestataire. Tout occupé à sa gonflette narcissique, l’homme deviendrait individualiste et égoïste. Au mieux, il deviendra un acteur du système. Au pire un incapable conscient de sa médiocrité, trop complexé pour hausser le ton et tout juste bon à multiplier les consultations. Rien n’est plus rentable que l’insatisfaction. »
L’obsession de la performance, par Benoît Saint Girons, op. cit.
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