Par Michel de Laforce
Voici quelques temps, des cadres travaillant dans nos secteurs d’activité ont mis fin à leurs jours. Les motifs conduisant un être humain à un tel acte sont par nature complexes. En l’absence d’enquête approfondie, nul ne peut affirmer de façon certaine que ces suicides trouvent leur cause dans le travail. Il serait donc indigne d’instrumentaliser ces drames, fût-ce au service d’une juste cause.
Toutefois, dans le même temps, comment ignorer que la souffrance au travail croît de façon exponentielle dans notre pays et singulièrement chez les cadres ? À l’unisson de nombreux experts, la Fieci est bien obligée de constater que l’explosion du stress professionnel se produit dans un contexte managérial particulier. Trois traits le caractérisent : la profonde modification de l’organisation du travail, le triomphe d’une vision réductrice de la performance et la prétention à vouloir évaluer cette dernière.
Les suicides de salariés sont bien sûr des drames personnels. Toutefois, il faut être malhonnête pour n’y voir que cela. Ne fût-ce que par la hausse de leur nombre, ils constituent un fait de société !
L’explosion des troubles psychosociaux et de la souffrance au travail
Les données sont maintenant irréfutables. Voici quelques semaines, l’enquête Samotrace réalisée par l’Institut de veille sanitaire (InVS) a en effet permis de prendre la mesure de la souffrance professionnelle (1). Elle est massive. Rappelons ainsi quelque 37 % des femmes et 24 % des hommes affirment souffrir de mal-être au travail. Le phénomène est incontournable et les pouvoirs publics ont décidé d’en faire l’une des trois priorités du prochain Plan Santé au Travail pour la période 2010-2014.
En le présentant aux partenaires sociaux, le ministre du Travail Brice Hortefeux, établissait lui-même le lien entre la souffrance au travail et les suicides qui s’y produisent. « Je pense aux troubles liés au stress excessif, […] voire aux suicides au travail ».
Et il soulignait l’ampleur de l’enjeu : « le coût social du stress et des violences au travail qu’il s’agisse d’antidépresseurs ou de journées d’arrêt-maladie, est évalué entre 800 millions et 1,2 milliard d’euros (2). »
Capitalisme financier et mutations organisationnelles
Bien entendu, une telle situation ne peut être dépourvue de cause ! Pour l’expliquer, il faut d’abord évoquer l’importance croissante que les individus, et tout particulièrement les cadres, accordent à leur travail. En effet, ces derniers n’y voient pas seulement un moyen de subvenir à leurs besoins. Ils en attendent beaucoup plus ! Ils souhaitent aussi qu’il soit valorisant, intéressant et qu’il contribue à leur épanouissement. Lorsque leur emploi ne répond plus à leurs attentes, ou lorsqu’ils ont le sentiment de ne plus être à la hauteur, c’est donc un pan essentiel de leur vie qui s’effondre.
Or, simultanément, il y a bien une dégradation des conditions de travail. Coauteur d’un récent ouvrage sur le stress professionnel, Hubert Landier souligne à raison le rôle des mutations économiques (3). « La financiarisation de l’économie n’a, depuis le début des années 80, rien arrangé, puisqu’à ce travail vidé de son sens, se sont ajoutées, d’une part, une insécurité liée à la fin de l’emploi garanti et, d’autre part, une dégradation des conditions de travail. » Il précise : « Au XXIe siècle, les entreprises font la course aux performances : réduction des coûts, productivité, rentabilité… Toujours plus, de plus en plus vite. […] Ce nouveau productivisme engendre un enrichissement certain du travail par l’intellectualisation, la polyvalence, ou la mise en responsabilité des travailleurs qu’il propose, mais ses effets sont d’une autre nature. […] On assiste dorénavant à l’accroissement de la charge mentale. »
Une injonction de performance en cascade
L’injonction de performance adressée par les actionnaires aux entreprises s’est donc répercutée sur les salariés. « L’émergence du capitalisme néolibéral, écrit encore Hubert Landier, a changé la donne : les organisations doivent survivre ou mourir. Les salariés sont condamnés à réussir leur vie professionnelle, il en est de la survie de leur employeur. Certains, par conséquent, sont prêts à toutes les performances pour ne pas perdre ce qui fait qu’ils peuvent réussir leur vie, c’est-à-dire leur travail. Et ce quitte à sacrifier leurs loisirs, leur famille, voire leur intégrité psychique. »
Cette exigence de performance peut s’apparenter à un chantage sans fin. « Les salariés fournissent un effort, un autre, et puis encore un autre, et ainsi de suite, l’idéal étant qu’ils puissent renouveler ces “efforts exceptionnels” régulièrement dans le temps, sans qu’ils aient le temps de se poser la question de savoir si cela les fait souffrir. Ils sont de plus en plus incités à fonctionner de la sorte, pour le développement de la compétitivité de leurs organisations et de leurs propres compétences. »
Ces efforts sont tels que de nombreux médecins y voient la cause du recours de plus en plus fréquent à la drogue sur le lieu de travail. « Pour tenir la pression imposée par l’organisation du travail, le salarié doit maintenir une hypervigilance, une hyeractivité. C’est là qu’intervient le recours aux drogues licites ou illicites. On pourrait imaginer de mettre les salariés sous EPO pour qu’ils soient performants… », dénonce Marie Pezé (4). Pour cette psychologue clinicienne, auteur d’un ouvrage sur la souffrance au travail (5), « les salariés sont des athlètes du quotidien qui se dopent comme ils peuvent ».
La folle prétention à évaluer les performances
Mais il y a pire encore que cette quête, après tout légitime, de la performance. C’est la folle prétention à vouloir l’évaluer de façon permanente. Hubert Landier souligne le jeu de dupe des évaluations : « il devient, dans bien des cas, un outil de turnover imposé ou de management par le stress. » Et si le problème posé par cette volonté généralisée d’évaluation était plus profond encore ? Professeur de philosophie à l’université de New York, Avital Ronell a consacré un ouvrage à cette question (6). Elle estime que nous sommes entrés, sous l’influence du management, dans des « sociétés du test permanent ».
Dans un récent entretien accordé au magazine Marianne, elle précisait les dégâts que cela provoque en entreprise. « Le problème, dit-elle, c’est que cette volonté d’évaluation et de vérification trahit du même coup une conception comptable de l’activité professionnelle, qui ne fait l’objet d’aucune mise en perspective. La difficulté, c’est aussi qu’on s’imagine qu’un contrôle quantitatif pourrait être une façon juste et appropriée de vérifier la compétence et l’ardeur au travail des salariés (7). » Nos adhérents observent trop fréquemment la réalité de ces observations et leur conséquence principale. « Les sociétés contemporaines ont beau être totalement dominées par cet impératif de la “mise à l’épreuve”, il demeure une part de la réalité qui est inexaminable. Comment évaluer l’inspiration ou le talent par exemple ? Ou même la profondeur d’esprit ? ». Nous savons que pour y parvenir, les défenseurs de l’évaluation évoluent vers des systèmes dits « subjectifs ». Mais c’est alors la porte ouverte à l’appréciation « à la tête du client » et à ses cohortes d’erreurs.
Une vision réductrice de la performance source de dysfonctionnements
Ces errances ne sont pas sans conséquences. Les salariés – et les cadres plus que tout autre ! – en sont parfaitement conscients. « Au cours d’audits de performance sociale, rapporte Hubert Landier, ils témoignent de plus en plus souvent d’une désorganisation peu compatible avec les objectifs d’optimisation et de fluidité affichés par les promoteurs de ces organisations : ordres contradictoires, procédures routinières vidées de leur sens initial, tension dans l’entreprise, etc. »
Les nouvelles formes d’organisation, la vision court-termiste de la performance et la prétention à vouloir l’évaluer de façon continue aboutissent à un résultat doublement néfaste. Elles provoquent à la fois le stress des salariés et la désorganisation des entreprises. Un vrai cercle vicieux car la désorganisation est l’une des causes principales du stress professionnel !
Pour une logique « gagnant-gagnant » !
Cependant, ce sombre constat est paradoxalement porteur d’espérance. Il démontre en effet que, contrairement à ce que pensent certains, les intérêts de l’entreprise et des salariés sont, envisagés sur le long terme, convergents. Remettre à plat les modes d’organisation des entreprises afin de mieux prendre en compte les facteurs humains n’est pas seulement un impératif social. C’est aussi une exigence économique. Mais pour cela, il faut préalablement que se produise une prise de conscience : la “performance à mort”, c’est aussi la mort de la performance !
(1) www.invs.sante.fr
(2) Le discours du ministre du Travail est consultable in extenso sur le site www.travail-solidarite.gouv.fr
(3) Évitez le stress de vos salariés, par Hubert Landier, Bernard Merck, Pierre-Eric Sutter, Stéphanie Baggio et Églantine Loyer, Editions d’Organisation, juin 2009, 230 p., 26 €.
(4) La Tribune, 26/02/09.
(5) Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, par Marie Pezé, Editions Village Mondial, août 2008, 200 p., 17 €.
(6) Test drive : La passion de l’épreuve, par Avital Ronell, Éditions Stock, 354 p., 20 €.
(7) Marianne, 13/06/09.
EXTRAITS
Performance et aliénation – « Dès le début des années quatre-vingt-dix, Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac ont présenté dans leur ouvrage, Le coût de l’excellence (Le Seuil, 1991), le processus de mise en performance des individus au sein des organisations et tout le danger que ce dernier peut représenter pour les salariés. Ils expliquent que ce processus passe par le rapprochement progressif des idéaux des acteurs avec ceux de l’organisation. […] L’actualité des risques psychosociaux illustre à quel point ce mécanisme peut conduire à la carbonisation psychique (burn out) : en plaçant la barre de la performance de plus en plus haut, les organisations mettent les individus dans des situations qui confinent à l’impossible et qui leur font atteindre leurs limites »
Évitez le stress de vos salariés, op. cit.
L’évaluation contre la recherche ? – « La manie de l’évaluation implique que tout est connaissable, calculable, programmable, même envisageable. Cette manie limite le monde et l’horizon de la créativité dans les recherches scientifiques. Désormais, les grands professionnels vont simplement devoir se plier aux exigences de l’évaluation alors même que les vraies découvertes impliquent une certaine aberration, ou tout au moins des risques et un certain goût de l’imprévisible. »
Avital Ronell, entretien accordé à Marianne, 13/06/09.
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