Par Michel de Laforce
Des séries de suicides ou de tentatives de suicide sur les lieux de travail ont récemment propulsé ce grave problème dans l’espace public. Pour le psychanalyste Christophe Dejours et la psychologue Florence Bègue, il suffit d’un seul suicide sur les lieux de travail pour signer « la déstructuration en profondeur de l’entraide et de la solidarité, c’est-à-dire une dégradation très avancée du vivre ensemble dans toute la collectivité (1)». La démarche de ces praticiens intéressera à plusieurs titres le syndicaliste cadres de la FIECI. Notamment pour repenser le rapport au travail à partir de l’expérience vécue, préalable à toute action rationnelle.
Depuis plusieurs semaines, le suicide au travail, à la une de l’actualité, fait l’objet de nombreux livres et articles sans compter l’enquête menée par le cabinet Technologia auprès des salariés de France Telecom. Le sujet est douloureux. Certains cherchent à accuser. D’autres à excuser. D’autres encore tentent de trouver des solutions. Nous en avons retenu quelques-unes, que nous soumettons à votre réflexion de syndicaliste cadre, adhérent de la FIECI, ou simple citoyen. En effet, il est urgent d’éviter le pathos et les réponses simplistes. Et de considérer l’homme et la femme dans leur entier, en évitant notamment une discussion stérile autour des interactions entre leurs sphères privée et professionnelle.
Quand survient la crise…
« Est-il possible de reprendre le travail normalement après le spectacle d’un suicide ? » questionne Christophe Dejours. Comment ne pas se demander quelle est la signification sociale de ce suicide ? « L’absence de réaction collective, il en est convaincu, aggrave le sentiment d’impuissance, de résignation, voire de désespoir. » C’est pourquoi, estime un expert en prévention des risques professionnels, « la première mesure est de réunir l’ensemble des collaborateurs, sans leurs supérieurs hiérarchiques, pour permettre à la parole de se libérer, à l’émotion de s’évacuer, et redonner du sens au travail (2) ». Il faut lever le tabou « car cela permet de faire progresser la prise de conscience collective et de mettre en œuvre des solutions constructives (3). En recadrant les débats au-delà de l’émotionnel.
Redonner du sens
Faut-il alors mettre en place un apprentissage à la gestion du stress ? Prescrire des psychotropes ? Non, pour Christophe Dejours, ce dont les salariés ont besoin, c’est « d’entraide, de coopération horizontale avec les collègues et verticale avec l’encadrement, pour travailler bien. Il suffit pour y parvenir de desserrer la tyrannie de la gestion et de remettre le travail au centre. Car si le travail peut avoir un sens, ce ne peut être que dans la qualité d’une tâche bien faite, c’est-à-dire conforme avec les règles du métier. » Et de préciser sa pensée : « Ces règles de métier sont en même temps des règles de savoir-vivre qui organisent la convivialité et la solidarité. Travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est aussi vivre ensemble.(4) »
Il s’agit donc de redonner leur valeur au savoir acquis et au savoir-faire, mais aussi de remettre en avant l’attention et la solidarité. Comme le précise Florence Bègue, mieux vaut « rassembler, réguler, faire vivre ensemble plutôt que contrôler, épier, alimenter les querelles ou les ruptures (5) ». En somme, être des cadres responsables et proactifs.
Revaloriser le « métier » de cadre
Le cadre voit son travail reconnu et valorisé quand il est validé par :
• le « jugement d’utilité », qui porte sur l’utilité économique, technique ou sociale de sa contribution,
• le « jugement de beauté », qui « porte sur la conformité du travail accompli avec les règles de l’art et les règles de métier ». Proféré par des pairs, celui-ci a un impact majeur sur l’identité du salarié, qui « devient, de droit ou de fait, membre d’une communauté d’appartenance, d’une équipe, d’un collectif de travail, voire d’un métier » (6).
• Cerises sur le gâteau : le jugement sur le style, et celui sur l’originalité de la démarche.
Cette reconnaissance se présente alors « comme la rétribution symbolique obtenue par celui qui travaille, en retour de la contribution qu’il apporte à l’entreprise et, à travers elle, à la société tout entière. Cette rétribution morale ou symbolique a le mérite d’être différenciée de la rétribution matérielle en termes de salaires, de prime ou d’avancement, dont on peut démontrer que l’impact psychologique dépend non pas de la hauteur des gains obtenus, mais foncièrement de la gratification symbolique qu’ils véhiculent (7) ».
Repenser la mobilité
« Aujourd’hui, les salariés demandent une pause dans ce qu’il faut nommer ‘le mouvement’, ce flot de changements tous azimuts qui fait que règles, missions, responsabilités et critères d’évaluation ne sont plus jamais clairs », note le sociologue Norbert Alter, co-directeur du Master « Management, travail et développement social » à l’Université Paris-Dauphine (8). Cette demande va plus loin qu’une mise en veille des mobilités géographiques. Dans cette optique, consacrer du temps au lien social, à la coopération entre les différents échelons de l’entreprise est un investissement rationnel.
Selon Gilles Verrier, professeur associé à Sciences po Paris, les cadres demandent à l’entreprise qu’elle « donne du sens à la recherche de la performance en l’inscrivant dans un projet partagé ; ensuite qu’elle traite ses salariés comme des adultes, en développant leurs marges de manœuvre et d’autonomie et, enfin, qu’elle les accompagne au quotidien, ce qui suppose de réinvestir dans le management de proximité, contrairement à ce qui se fait depuis plusieurs années (9) ».
S’engager dans la lutte contre le stress
Pionnière en matière de lutte contre le stress en entreprise, la CFE-CGC réclame depuis des années la reconnaissance de ce fléau comme maladie professionnelle. Bernard Salengro, médecin du travail et responsable de l’Observatoire du stress mis en place par la CFE-CGC, ne mâche pas ses mots. Son raisonnement est simple : « aux États-Unis, les assurances des entreprises doivent payer et cela devient un coût objectif. Dès lors qu’elle a un coût, la maladie a un poids économique, les entreprises la prennent en considération. En France, la Sécurité sociale, bonne mère, paie pour tout et n’importe quoi. Du coup, l’entreprise s’en fiche (10). »
Il faut en effet aller plus loin que la simple action unilatérale de certaines entreprises (numéro vert, observatoires…). « Sur le plan juridique et aux yeux des salariés, un accord a plus de force qu’un plan unilatéral de l’employeur », constate Hervé Lanouzière, conseiller technique à la direction générale du travail (11). Il est donc urgent de donner de la consistance à l’Accord national interprofessionnel signé en juillet 2008 !
Cette attention aux risques induits par le stress est partagée par l’ensemble des syndicalistes de la FIECI. Elle marque le début d’une démarche plus globale, visant à débattre de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas, de ce qui est juste et injuste. Redonner du sens au travail, c’est la meilleure manière de générer de la performance sans sacrifier à l’éthique.
(1) Suicide et travail : que faire ? par Christophe Dejours et Florence Bègue, PUF, 132 p., 12 € – (2) Les Échos, 17/09/09 – (3) Les Échos, 15/10/09 – (4) Le Monde, 26/09/09 – (5), (6), (7). Suicide et travail : que faire ?, op. cit. – (8) Le Monde, 27/10/09 – (9) Les Échos, 28/09/09 -(10) Valeurs actuelles, 8/10/09 – (11) Le Monde, 22/10/09.
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EXTRAITS
Une dégradation inquiétante du lien social – « Lorsqu’un salarié souffrait à ce point qu’il ne pouvait plus dissimuler son malaise, les collègues finissaient par s’en rendre compte et, après les premiers temps où on le brocardait, l’attention et la solidarité prenaient le relais. On allait alors au-devant du collègue qui n’était pas dans son assiette et on lui demandait des comptes : “Pourquoi fais-tu la gueule depuis plusieurs jours, ça ne va pas ?”, “Bon, on t’attend à midi, on mange ensemble et tu t’expliques”… Bref, on forçait le barrage défensif et on imposait le passage à la parole. Le malheureux n’était plus seul, on le réconfortait, on faisait preuve de prévenance, on le protégeait, on l’aidait. Qu’un suicide puisse se produire sur le lieu de travail indique que toutes ces conduites d’entraide et de solidarité, qui n’étaient ni plus ni moins qu’une prévention des décompensations assumée par le collectif de travail, se sont effacées des usages ordinaires de la vie de travail. A la place, le chacun pour soi et la solitude pour tous sont devenus la règle. […] Quand un salarié se suicide pour des raisons qui sont en rapport avec le travail, c’est en fait toute la communauté de travail qui est déjà en souffrance. »
Suicide et travail : que faire ?, op. cit.
Le changement ne doit pas être une fin en soi – « Le mouvement pour le mouvement débouche progressivement sur une inversion totale de ce que l’on nomme la “fonction organisatrice”. L’organisation ne correspond plus à une structure, un ensemble de règles et de principes qui cadre l’action. Le désordre règne. Cela ne facilite pas la réalisation du travail. […] Parfois, le sentiment de l’absurde l’emporte sur l’ironie, et la réitération de ce sentiment peut nuire à l’équilibre de n’importe quel individu. »
Après vingt ans de changements, les salariés veulent une pause, par Norbert Alter, Le Monde, 27/10/09.
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