Par Michel de Laforce
« Dans la France des années 2000, connaître une moins bonne réussite sociale que ses parents n’est plus exceptionnel : c’est une réalité statistique indiscutable. » C’est le constat implacable dressé par Camille Peugny dans un ouvrage sur le déclassement (1). Pour cette jeune sociologue, il s’agit d’un phénomène social massif. Les institutions, à commencer par les organisations syndicales comme la FIECI, doivent le prendre en compte.
Cruel constat : désormais, lorsque l’on bouge socialement, c’est généralement vers le bas. « Les trajectoires ascendantes sont désormais plus difficiles pour les enfants issus de classes populaires et les trajectoires descendantes deviennent de plus en plus nombreuses parmi les enfants nés dans les milieux plus favorisés », observe Camille Peugny.
Les statistiques reflètent cette dégradation de la mobilité sociale. « En 2003, parmi les individus âgés de 35 à 39 ans, 40 % reproduisent la position de leur père, 35 % s’élèvent au-dessus d’elle, mais 25 % sont frappés de déclassement. Parmi les individus du même âge en 1983, les proportions étaient respectivement de 42 %, 40 % et 18 %. »
Tu ne seras (probablement) pas cadre, mon fils !
Accéder au statut de cadre est ainsi de plus en plus difficile pour les enfants issus de milieux populaires. « À l’aube de la quarantaine, 33 % des fils d’ouvriers et d’employés qualifiés nés entre 1944 et 1948 exerçaient un emploi de cadre ou de profession intermédiaire contre seulement 25 % de leurs homologues nés vingt ans plus tard. » Au final, contrairement à une idée reçue, « le destin des enfants de classe populaire ne s’est pas amélioré. Pire, en vingt ans, il s’est détérioré ».
Les enfants de cadres plus souvent ouvriers ou employés
Or, dans le même temps, la situation des enfants de cadres et de professions intellectuelles supérieures s’est également dégradée. « Dans la France des années 2000 et à l’âge de 40 ans, un fils de cadre supérieur sur quatre et une fille sur trois sont employé(e)s ou exercent des emplois d’ouvriers. » De la même façon, « la proportion de contremaîtres, employés et ouvriers parmi les fils de cadres supérieurs passe de 14 % pour les générations nées en 1944-1948 à près de 25 % pour celles du début des années 1960 ».
Un phénomène social massif
Face à ces données, il n’est bien sûr plus question d’analyser la mobilité descendante sous le prisme de l’échec personnel. « Dans une société où une part croissante d’individus ne parvient pas à maintenir la position de la génération précédente, les explications en termes d’accidents individuels ou de défaillances personnelles qui prévalaient lorsque les trajectoires descendantes étaient relativement rares ne suffisent plus », avertit Camille Peugny.
Pour preuve : même s’il reste le meilleur rempart contre le déclassement, le diplôme ne suffit pas toujours à l’éviter. Ainsi, « un enfant de cadre supérieur sur trois ne parvient pas à reproduire la position du père, malgré un diplôme de second ou troisième cycle universitaire. »
Une souffrance sociale trop longtemps ignorée
Cette panne de la méritocratie républicaine nourrit une souffrance sociale trop longtemps ignorée. « À la frustration de ne pas tirer bénéfice d’un diplôme chèrement acquis s’ajoute celle, douloureuse, de n’avoir pu maintenir la position sociale des parents » souligne Camille Peugny. Cette frustration est lourde de menaces, les individus déclassés « oscillant entre la rébellion et le retrait ». Pour la sociologue, le déclassement favorise les comportements politiques extrémistes.
À ce péril, il faut en ajouter un autre : celui du conflit intergénérationnel, évoqué précédemment par le Centre d’analyse stratégique (2). « Dans les années 1960, observaient les experts, le conflit entre les aînés et les plus jeunes prenait sa source dans un conflit de valeurs. Tel n’est pas le cas aujourd’hui. Si potentiel conflit de générations il y a, celui-ci tient davantage aux réalités socio-économiques qu’au terreau idéologique. »
Le rôle du syndicalisme cadre
De telles observations ne peuvent bien sûr être ignorées par le syndicalisme cadre. Le rôle de nos organisations consiste bien sûr au premier chef à défendre les cadres en place. La paupérisation et la précarisation des cadres sont en effet d’autres formes de déclassement. Mais notre rôle ne s’arrête pas là ! Nous devons également veiller au progrès social au profit de tous. C’est pourquoi, la FIECI s’attache à être aussi une force de proposition au profit de la société entière et même des générations à venir. Le sort de nos enfants ne nous importe pas moins que le nôtre !
(1) Le Déclassement, par Camille Peugny, Editions Grasset, coll. « Mondes vécus », 2009, 178 p., 15,50 €. (2) Rapport annuel 2006 du Centre d’analyse stratégique (www.strategie.gouv.fr ).
EXTRAITS :
Une source de frustration. « Nul n’est jamais préparé à descendre le long de l’échelle sociale, a fortiori lorsque la socialisation s’effectue dans des milieux sociaux favorisés, économiquement et culturellement. Tomber le long de l’échelle sociale, c’est également tomber de haut. Se retrouver cantonné à un emploi d’exécution lorsque le père occupe un emploi d’encadrement, c’est voir ses aspirations initiales de réussites contrariées par la réalité du déclassement. »
La fausse explication de l’échec personnel. « Dans une société qui se vit comme méritocratique et qui célèbre à l’envi le rôle de l’école dans le processus de mobilité sociale, la mobilité descendante a longtemps été étudiée sous le seul prisme de l’échec personnel : les déclassés, pour le dire rapidement, étaient nécessairement les seuls responsables de leur trajectoire. Il n’en est rien. »
Des victimes invisibles. « Les déclassés souffrent d’un déficit de visibilité : contrairement aux exclus (chômeurs, SDF), ils ne constituent pas un groupe facilement identifiable. En apparence, les déclassés sont des employés et des ouvriers comme les autres. Et pourtant, leur expérience est marquée par une trace indélébile, celle de venir d’ailleurs, de plus haut, celle d’avoir, quelque part, échoué. »
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