Par Michel de Laforce
La société a longtemps ressemblé à une pyramide dans laquelle les classes moyennes constituaient l’essentiel des échelons. Aujourd’hui, comme le constate Jean-Marc Vittori, éditorialiste aux Échos, dans un récent ouvrage, la pyramide se transforme en sablier : « écrasement vers le bas, propulsion vers le haut, disparition du milieu ». Une physionomie sociale qui a son équivalent dans les entreprises où les échelons intermédiaires semblent disparaître inexorablement.
Les cadres, disent les manuels de management, y ont gagné en autonomie. Cependant, celle-ci a une contrepartie douloureuse : l’isolement, la précarité et, de plus en plus fréquemment, le déclassement. Face à un tel processus, il est urgent de bâtir un nouveau « travailler ensemble » plus équitable. Faute de quoi, c’est la société entière qui risque de s’écrouler.
« La peur monte, remarque Jean-Marc Vittori. Inexorablement elle gagne de plus en plus d’hommes et de femmes. […] Elle porte sur le statut et les revenus, perpétuellement érodés par l’inflation, par des accords d’entreprises, toujours plus étriqués, par les cotisations sociales croissantes. C’est la grande peur du toujours moins. Les classes moyennes ont peur de disparaître. À part quelques privilégiés et ceux qui n’ont jamais rien eu à perdre, rares sont ceux qui y échappent. » Ce constat, dressé de longue date par les représentants de la FIECI, n’est pas neuf. La nouveauté, c’est que cette crainte est maintenant considérée comme fondée par les élites et les analystes.
Pour Jean-Marc Vittori, nous assistons en effet à un véritable basculement de société. « Les classes moyennes vont disparaître, en tant que groupe social dominant qui pouvait englober jusqu’aux trois quarts de la population, quille de la société, pilier de la démocratie. »
Une société de plus en plus polarisée et inégalitaire
Le diagnostic résulte d’une polarisation des anciennes trajectoires sociales. Auparavant, tout le monde ou presque allait dans le même sens : vers le haut ! « Depuis les révolutions industrielles du XVIIIe et du XIXe siècle, de larges couches de la population avaient accédé à la prospérité, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité. La société qui ressemblait autrefois à un chapeau pointu à très larges bords – d’immenses foules de miséreux et quelques nantis – a pris la forme d’une pyramide, avec beaucoup de gens vivant de peu, un peu moins de gens vivant un peu mieux, et ainsi de suite jusqu’à une pointe de privilégiés. » Cette ascension généralisée qui a connu son apogée durant les Trente Glorieuses était source de progrès partagé et de confiance collective.
Tel n’est plus le cas ! « Maintenant, poursuit Jean-Marc Vittori, le milieu de la pyramide est pincé par de gigantesques forces. C’est ce pincement qui provoque l’angoisse. Beaucoup d’hommes et de femmes se retrouvent coincés. Ils sont condamnés au déclassement. Mais ce n’est qu’une partie de l’histoire. Car si le pincement pousse les uns vers le bas, il pousse aussi les autres vers le haut. La pyramide devient sablier. » Sablier ? Un bien joli nom pour décrire une réalité qui l’est beaucoup moins : celle d’une société de plus en plus polarisée et inégalitaire !
Les cadres en première ligne des mutations
Situés au cœur des classes moyennes, les cadres sont bien sûr frappés de plein fouet par une telle évolution. Rien de plus logique, puisque celle-ci a sa source dans les entreprises. Sous l’effet des nouvelles technologies et de la mondialisation, ces dernières se sont en effet profondément transformées.
Le modèle tayloriste est bien loin ! « Les entreprises ont chamboulé leur façon de produire. Elles sont passées de la répétition au projet, de la masse à l’unité, de la hiérarchie à l’autonomie. » Du coup, elles aussi sont passées de la pyramide au sablier ! Alors que la production industrielle standardisée exigeait un encadrement fourni et une ligne hiérarchique stable, l’heure est maintenant à l’adaptation permanente, à la réactivité et au sur-mesure. « Pour aller plus vite, pour mieux faire circuler l’information, les plus grandes d’entre elles suppriment des degrés hiérarchiques, pour avoir des lignes de management les plus courtes possibles. Dans ces changements, les possibles intermédiaires sont logiquement les premiers à disparaître. Il faut toujours des chefs et des exécutants. Tout ce qui est entre les deux est écrasé. »
Les professions intellectuelles également frappées
Dans ce grand chambardement, les professionnels de l’informatique, des études, du conseil et de l’ingénierie peuvent sembler mieux lotis que les autres catégories de cadres. De fait, dans une économie dite « de la connaissance », leurs compétences sont cruciales pour les entreprises. Ce sont eux qui, désormais, se trouvent au cœur de la création de valeur. Toutefois, en retirent-ils vraiment un avantage ? Pas vraiment ! Car les nouveaux modes de production sont loin de toujours leur profiter.
Ainsi, au sein même de ces professions, la polarisation est à l’œuvre, notamment sous l’effet de l’externalisation de certaines fonctions. Jean-Marc Vittori remarque ainsi la propension des entreprises à confier leur informatique à des groupes spécialisés aux dépens des informaticiens qu’elles employaient jadis en leur sein. Résultat : une dissolution de la classe moyenne des informaticiens.
Enfin, s’ils ont gagné en responsabilité et en autonomie, les cadres paient cela au prix fort : par l’isolement, par la précarité et, pour un grand nombre d’entre eux, par le déclassement. « En France, remarque Jean-Marc Vittori, seulement un salarié sur trois arrive au travail et le quitte aux heures de pointe ! Chacun a désormais sa feuille de route, avec ses tâches à accomplir, ses horaires, ses responsabilités, sa rémunération. Il n’est plus interchangeable avec son voisin. Il est même souvent en concurrence avec lui. […] Les carrières professionnelles, autrefois parallèles, deviennent aujourd’hui très différentes. Comme pour les trajectoires spatiales, un tout petit angle d’écart au départ se retrouve à l’arrivée dans des destinations radicalement différentes. » Certains montent ; d’autres, plus nombreux, descendent inexorablement.
Retisser des solidarités et bâtir un nouveau « travailler ensemble »
Face à ces évolutions, certains analystes osent se réjouir. Ils se félicitent que cette singularisation des parcours casse les collectifs de travail et rende illusoire l’émergence de mobilisations collectives. Or, couplée à l’individualisme, la polarisation à l’œuvre met en péril l’édifice social tout entier. Tous les architectes le savent : une pyramide, c’est bien plus stable et solide qu’un sablier ! Face aux évolutions en cours, il est donc crucial de trouver une réponse collective à l’effacement des classes moyennes. Cela passe par la définition de nouvelles modalités de solidarité, mais surtout par l’élaboration de nouvelles façons de travailler ensemble. C’est là un défi qui concerne la société tout entière. La FIECI entend s’y engager résolument : pour faire entendre la voix des cadres !
* L’effet sablier, par Jean-Marc Vittori, Grasset, 116 p., 9 €.
EXTRAITS
De la lutte des classes à la bataille des individus ? – « Pour chacun de nous, l’éclatement des classes moyennes signifie la fin d’un monde où les parcours étaient assurés. Les dispositifs automatiques de promotion professionnelle ont déjà été largement démantelés. Les réseaux naturels – de la famille, du voisinage – se délitent. Chacun doit tracer sa route, devenir entrepreneur de sa propre vie. C’est évidemment une liberté sans précédent. C’est aussi une exigence terrible que tous ne peuvent pas assumer. C’est enfin un monde beaucoup plus concurrentiel. Hier, ce qui profitait à mon semblable me profitait aussi. Nous étions au même étage de la pyramide. Aujourd’hui, ce qui profite à mon semblable risque de me boucher un chemin, une perspective, une opportunité. Les états d’âme peuvent coûter cher. La lutte des classes cède la place à la bataille des individus. Une bataille pacifique mais implacable. »
L’effet sablier, op. cit.
La démocratie en péril ? – « Cet effacement des classes moyennes pose un problème politique majeur. Car elles formaient les gros bataillons du soutien à la démocratie. Aristote le disait déjà : “la classe moyenne est la base la plus sûre d’une bonne organisation sociale”, car elle “assure aux démocraties un aplomb et une durée que n’a pas le régime oligarchique”. Dans les pays où des crises économiques ont laminé brutalement les classes moyennes, la démocratie a souvent souffert. Le cas le plus extrême est l’Allemagne des années 1930. Il y a eu aussi d’autres cas, comme l’Amérique latine. […] Une question centrale : quel nouvel équilibre va trouver le processus démocratique dans une société polarisée où les échelons du milieu ont disparu ? »
L’effet sablier, op. cit.
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