Par Michel de Laforce
Plus de 220 cortèges dans toute la France, entre 1,2 million (pour la police) et 3 millions (selon la CGT) de manifestants : la mobilisation du 19 mars dernier a connu une ampleur incontestable. De très nombreux cadres se sont joints aux salariés du privé et du public pour redire haut et fort la simple vérité : ils n’ont pas à payer pour une crise dont ils ne sont pas responsables. Ils ont fait grève et sont descendus dans la rue. Mais à quoi sert une manifestation ? Quelle est sa logique ? Même si la manifestation n’est pas le mode d’expression systématique de notre fédération, elle a des qualités qu’il faut savoir exploiter à bon escient…
« Depuis la fin des années 1970, il semble que le recours à la rue se soit institutionnalisé : manifester est devenu de plus en plus banal, pour de plus en plus de gens et dans des milieux de plus en plus divers », constatent Olivier Fillieule, professeur de sociologie, et Danielle Tartakowsky, professeur d’histoire sociale. Mais ce ne fut pas toujours le cas : les grandes manifestations ouvrières ou politiques du XIXe et du XXe siècle ont parfois connu des issues dramatiques : affrontements violents avec les force de l’ordre, morts, emprisonnements.
Aujourd’hui, en France, les manifestations les plus importantes sont organisées par les organisations syndicales, sur le thème du pouvoir d’achat et des conditions de travail. Au fil des ans, les cadres sont de plus en plus nombreux à se joindre aux cortèges. Au niveau national, ils manifestent pour exprimer leurs inquiétudes face à l’emploi ou à la dégradation de leurs conditions de vie. Sur le plan local, ils sont solidaires de tous les salariés mis en danger par les disparitions d’entreprises ou par des plans de licenciements.
À quoi sert une manifestation aujourd’hui ?
· À montrer son intérêt pour « la chose publique »,
· À désavouer certaines institutions représentatives,
· À exprimer ses revendications dans un cadre collectif,
· À soutenir ou à engager une action de négociation,
· À construire une identité collective (banderoles, slogans, couleurs, symbolique du parcours…)
· À médiatiser une action, pour « faire de l’image »,
· À s’imposer, se faire comprendre, se faire accepter,
· Ce qui permet d’entrer dans le processus de décision politique.
« En 1988, un Français sur deux était prêt à y recourir. En 1995 la proportion passait de deux à trois, et en 2002 elle dépassait les trois quarts, soit une progression de 27 points, ce qui range aujourd’hui la manifestation à peu près au même rang que la grève dans la hiérarchie de l’appréciation des moyens d’action », rappellent Olivier Fillieule et Danielle Tartakowsky. Le manifestant a donc changé de visage.
Quel est le portrait type du manifestant ?
· Il est de plus en plus jeune (il manifeste dès le collège ou le lycée, voire avec ses parents),
· Il est presque autant… une manifestante : le pourcentage homme/femme tend de plus en plus au 50/50,
· Il appartient à toutes les catégories socioprofessionnelles,
· Il a le plus souvent décidé d’aller défiler dès qu’il a eu connaissance de la manifestation,
· Il est le plus souvent venu manifester avec des connaissances, d’autres militants associatifs ou syndicaux,
· Il a cherché à convaincre d’autres personnes de l’accompagner,
· Il manifeste régulièrement, jusqu’à plus de trois fois par an,
· Il est de moins en moins violent, de plus en plus consensuel.
Que se passe-t-il après une manifestation ?
Toutefois, l’expression des mécontentements ne doit pas s’arrêter après le reportage du 20 heures ! La manifestation n’est que la partie visible d’un iceberg. Elle ne contredit pas le travail de négociation entrepris tout au long de l’année. Elle doit faire comprendre la nécessité de combattre au quotidien, dans les diverses instances associatives ou syndicales.
La Manifestation, par Olivier Fillieule et Danielle Tartakowsky, Les Presses de Sciences-Po, 2008, 192 p., 10 €.
EXTRAITS :
La couverture médiatique de la manifestation – « La manifestation renvoie à une actualité ‘brûlante’. A la différence d’un colloque ou de la publication d’un rapport, il n’est pas possible d’en rendre compte quelques jours après qu’elle a eu lieu. Ce qui entraîne un certain nombre de conséquences en terme de couverture : en cas d’actualité chargée, plutôt que d’être reporté à l’édition du lendemain, le compte rendu d’une manifestation sera définitivement rejeté. […] D’autre part, les manifestations s’inscrivent bien souvent dans le contexte de campagnes ou de cycles de mobilisation. Or selon les étapes du cycle de mobilisation dans lequel s’inscrit un événement donné, ses chances d’être couvert vont nécessairement varier. […] Que ce soit par exemple en 1986 (mouvement contre la loi Devaquet), en 1994 (contre le CIP) ou en 2006 (contre le CPE), les premières mobilisations, généralement initiées en province, échappent au compte rendu journalistique et c’est seulement lorsque le mouvement prend une certaine ampleur que les médias commencent à se soucier d’établir des comptages au niveau national. »
De l’événement au débat de fond : un pari risqué – « Une chose est de parvenir à s’imposer dans l’arène médiatique afin de ‘mettre le pied dans la porte’ des arènes institutionnelles, une autre est de parvenir à se faire comprendre et surtout accepter. Or, paradoxalement, pratiquement aucun des éléments qui assurent la visibilité dans les médias, à l’exception de la force du nombre, ne garantit la reconnaissance, bien au contraire. […] Les actions spectaculaires et la violence ont le plus souvent pour effet de jeter l’opprobre sur les protestataires et de délégitimer la cause. Plus généralement, dans la mesure où ce qui intéresse les médias dans les manifestations c’est d’abord leur caractère spectaculaire et conflictuel, il est difficile pour les entreprises de mouvement social de faire en sorte que le compte rendu ne se borne pas à un récit factuel et caricatural. […] Même si, au fond, les débats soulevés par les protestataires ne sont pas abordés et si les médias restent attachés aux événements, la manifestation dont on parle demeure le moyen d’introduire une controverse. […] Et qui dit controverse dit opportunité pour les porte-parole des contestataires de pouvoir publiquement s’exprimer et éventuellement de gagner en crédibilité auprès des journalistes. »
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