Par Michel de Laforce
Le monde du travail a changé et il est porteur de nouveaux risques professionnels pour les salariés. C’est l’un des constats portés par les ergonomes. Après avoir concentré leurs études sur les postures de travail, ils portent aussi leur attention aux modes d’organisation du travail et de gestion du temps qui impactent particulièrement les cadres. « L’ergonomie contemporaine, explique Alain Lancry, dans un récent Que sais-je ?, a dû intégrer dans son dispositif d’analyse et d’intervention les vecteurs de changement qui ont modelé les sociétés actuelles. » (1) Ces évolutions doivent aussi nourrir la réflexion et l’action des syndicalistes cadres tant elles soumettent l’encadrement à de nouvelles tensions.
Pour remplir efficacement son rôle, le syndicaliste doit avoir une juste vision des évolutions de la société qui impactent le monde du travail. À cette fin, il peut s’appuyer sur les réflexions des ergonomes. Syndicalistes et ergonomes partagent en effet une même préoccupation : adapter le travail à l’homme plutôt que le contraire ! Or plusieurs mutations de grande ampleur ont récemment renouvelé cet enjeu.
Des mutations globales qui impactent le monde du travail
Des pratiques nouvelles nées la mondialisation. Les entreprises comme les marchés se sont mondialisés. Cela n’est bien sûr pas sans effet sur l’organisation des entreprises. Les ergonomes notent ainsi que « sont apparus de nouveaux modes de gestion des entreprises : le ‘juste à temps’ qui permet de suivre au plus près, sur le plan de la production, les évolutions de la demande du marché ; la gestion de la production par la qualité totale ; le management par les technologies avancées. » Leur objectif commun ? Obtenir davantage de flexibilité. Les pratiques professionnelles en sont bouleversées puisque le travail est à la fois enrichi et intensifié, ce qui accentue le risque de stress notamment pour les cadres.
L’impact des nouvelles technologies. Tous les cadres le savent : « L’informatique, via la bureautique, a bouleversé les pratiques de secrétariat ». Ainsi, les cadres gèrent le plus souvent eux-mêmes leur agenda, leur courrier, etc. au risque de se voir submergés par ces tâches annexes à leur mission centrale. De même les nouvelles technologies ont « nomadisé le travail en permettant de traiter des questions de travail en dehors des lieux de travail (au domicile, dans les transports en commun) ». Bien entendu, cela aussi est porteur de nouveaux risques. Combien de cadres parviennent-ils encore à bien distinguer temps de travail et temps de repos ? Combien voient leur vie privée peu à peu cannibalisée par des impératifs professionnels ramenés à la maison au moyen d’outils comme les ordinateurs portables et les assistants personnels électroniques ?
Le nouveau visage du management. On sait que le management pyramidal a cédé la place à un management libéral. Toutefois, l’abandon des pratiques autoritaires et coercitives, si bénéfique soit-il, a également fait émerger de nouveaux risques. Les ergonomes pointent ainsi les dérives possibles du management par objectifs lorsqu’il se traduit par un surcroît de pression et l’obligation de se montrer toujours « engagé » et « motivé ». Ils soulignent aussi combien ces injonctions peuvent déboucher sur une compétition de tous contre tous et conduire à un éclatement des collectifs de travail et des anciennes solidarités. Une dérive encore aggravée par la propension à tout évaluer et mesurer à l’aide d’indicateurs de performance souvent déconnectés de la réalité…
Un nouveau rapport au travail. Les rapports de travail ayant changé, le rapport au travail a également subi une évolution. « Le travail n’occupe plus forcément une place privilégiée au sein de la configuration des domaines de vie (domaines personnel, social, familial et professionnel), du moins pour ceux qui en ont un », remarque Alain Lancry. Les salariés, et singulièrement les cadres, ont été marqués par les vagues de licenciements qui les ont frappés lors des différentes crises économiques des dernières décennies. Ils se montrent donc plus réticents à tout sacrifier à leur carrière. Ils entendent concilier vie professionnelle et vie privée. C’est là une évolution à laquelle les entreprises et les syndicalistes doivent accorder une attention prioritaire. Pour réinventer de nouvelles formes d’engagement dans le travail comme dans l’action syndicale.
Les cadres en première ligne
Les travaux des ergonomes permettent aussi de prendre la mesure de l’exposition des cadres aux nouveaux risques professionnels. En effet, que l’on parle de flexibilité, de management par la performance ou de protection de la vie privée et familiale, les cadres sont en première ligne. « Avec des conditions de travail parfois très contraignantes, qu’il s’agisse de la charge de travail, qu’il s’agisse des contraintes de temps ou des exigences physiques et mentales propres à leur statut et leur position dans l’entreprise, le cas des cadres est, de ce point de vue, significatif », écrit Alain Lancry. De la sorte, les ergonomes confirment scientifiquement, par leurs travaux, ce que savent par expérience les syndicalistes de la FIECI : loin de constituer encore une catégorie privilégiée de salariés, les cadres sont le maillon sur lequel s’exercent aujourd’hui les plus fortes pressions. Or, certaines directions semblent ne pas en avoir encore pris la mesure. De même elles ignorent encore trop souvent les travaux des ergonomes. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple récent, comment expliquer qu’une entreprise ait décidé de déménager tout son personnel dans de nouveaux locaux organisés en open space ? Pourtant, tout le monde connaît maintenant les effets pervers de ce type d’espaces de travail (voir notre précédente note « Cadres : désillusion dans l’open space !»). Voici une nouvelle illustration de l’utilité de l’action menée par les délégués de la FIECI pour faire entendre la voix des cadres. Du reste, les entreprises ont tout intérêt à les entendre. Car lorsque les cadres craquent, c’est tout l’édifice des nouvelles organisations de travail qui s’effondre. Adapter le travail à l’homme est toujours une démarche « gagnant-gagnant ».
(1) L’ergonomie, par Alain Lancry, PUF, coll. Que sais-je ?, 127 p., 9 euros.
EXTRAITS
Explosion de la charge cognitive – « La charge cognitive prend une place de plus en plus significative dans l’émergence du stress au travail. En effet, traiter un nombre de plus en plus important de données ou d’informations, le faire dans l’urgence, en étant interrompu fréquemment, sollicite fortement les ressources attentionnelles et cognitives. »
L’ergonomie, par Alain Lancry, op. cit.
Disponibilité permanente – « La disponibilité quasi permanente exigée des cadres est un autre exemple d’intensification du travail. Elle est obtenue en partie par le recours aux technologies de l’information et de la communication qui permettent de s’affranchir de l’espace de travail et de franchir la frontière entre domaine de vie professionnelle et domaine de vie privée. »
L’ergonomie, par Alain Lancry, op. cit.
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