Par Michel de Laforce
« Chaque jour, à leur manière, des individus expriment leurs désaccords sur des pratiques et décisions de leur univers professionnel. Ils prennent des risques pour faire entendre et respecter des valeurs, des personnes. » Après avoir publié Quand les cadres se rebellent (1), David Courpasson professeur à l’EM Lyon, a ouvert, avec plusieurs collègues chercheurs, un site Internet sur le même sujet : www.jeresiste.com. Semaine après semaine, ils y publient – de façon anonyme – des témoignages de cadres décidant de résister à des décisions managériales absurdes.
S’y plonger, c’est constater, comme ne cesse de le souligner la Fieci, que l’engagement des cadres n’est pas l’expression d’un réflexe égoïste ou corporatiste. Il vise, au contraire, à défendre l’intérêt bien compris de l’entreprise et sa pérennité. Autre enseignement : le rôle incontournable des organisations syndicales. Car, pour se faire entendre et respecter, rien ne vaut l’action collective !
Ils s’appellent Martine, Francis, Antoine ou Franck. Ce sont des cadres comme il en existe des dizaines de milliers. À la fois ordinaires et exemplaires, ils sont engagés dans leur travail et dévoués à leur entreprise. Le plus souvent, ils sont donc appréciés de leurs directions et bien notés. Pourtant, un beau matin, ils ont décidé d’entrer en résistance, de dire « non » à des décisions qu’ils jugeaient absurdes ou néfastes. Leurs histoires sont présentées sur le site www.jeresiste.com créé par une équipe de chercheurs issus de l’EM Lyon dirigée par le professeur David Courpasson. Très utiles au syndicaliste cadre, ces témoignages permettent de mieux cerner les motivations des cadres qui entrent en rébellion, ainsi que la souffrance de ceux qui endurent encore en silence.
Un souci constant de l’intérêt général
La consultation de ces tranches de vie professionnelle tord d’abord le cou à un préjugé tenace. Non, les cadres n’entrent pas en rébellion pour des motifs égoïstes et encore moins par idéologie ! Ni corporatistes ni révolutionnaires, ils expriment, au contraire, un fort attachement à leur travail. Et c’est pour préserver leur entreprise qu’ils prennent le risque d’entrer en conflit avec leur hiérarchie. Leur souci de l’intérêt général est donc constant.
Le cas d’Antoine illustre bien cet état d’esprit. « La transmission des savoirs : oui, mais pas à n’importe quel prix. Tel pourrait être le credo que défend bec et ongles Antoine dans son entreprise. Trente ans de carrière dans la haute technologie, spécialiste reconnu dans sa partie, responsable d’un bureau d’étude (BE), Antoine est un cadre maison respecté de ses collègues, qui se fait une haute idée du bien commun. (2) » Si bien que, lorsque son directeur l’invite à collaborer avec un autre BE nouvellement créé dans un pays en développement, Antoine oppose une fin de non-recevoir. Il a en effet compris que c’est la fermeture de son BE qui est programmée au profit d’une unité lointaine, tout simplement parce que les coûts salariaux sont moindres. Dès lors, Antoine est entré en conflit avec sa hiérarchie.
C’est une démarche similaire qui anime Franck. Employé d’un journal, il dit « passer beaucoup de temps avec sa rédaction à défendre les intérêts à long terme du journal, qu’il s’agit en fait de “protéger le produit” de l’intérieur, contre la tendance de la direction à vouloir transformer un beau produit reposant sur de nombreux abonnés en un “vulgaire gratuit financé par la pub”. Frank se dit en colère contre la nécessité de se protéger contre son propre employeur ! (3) » Lucide, il déplore le court-termisme de sa direction : «Les dirigeants jouent leur peau à 6 mois ou un an sous la pression d’actionnaires et de la conjoncture pour la recherche de revenus rapides, quelles qu’en soient les conséquences. »
Un engagement désintéressé et altruiste
Comme d’autres cadres, Franck souhaite, lui, préserver la viabilité à long terme de l’entreprise. Enfin, il se fait une haute idée de son travail. C’est pourquoi il est prêt à prendre des risques : « Il ne faut surtout pas avoir peur de son ombre, il faut dire les choses, car après tout on ne risque pas sa peau : alors il faut “l’ouvrir”, dire ce que l’on pense en argumentant. Histoire de ne pas léguer un monde de l’entreprise absurde et inhumain à nos enfants. C’est juste une question de principe. »
L’entrée des cadres en résistance possède donc souvent une dimension altruiste. Le combat des managers d’une entreprise du secteur agroalimentaire rachetée par un repreneur anglais le montre davantage encore. En effet, lors du rachat, tout avait été prévu pour s’assurer de la complicité des cadres, notamment l’octroi de primes substantielles. Toutefois, cela n’a pas suffi. En effet, « l’encadrement est aussi attaché à son entreprise, à ses marques, à la culture de création de produits. Et il n’a pas envie de se laisser entraîner par les processus édictés par les nouveaux patrons anglais. La culture, selon les cadres, est dans les manières de faire, dans les tours de main. (4) » Ils vont donc se constituer en groupe de résistance pour faire valoir leur point de vue. Or, ils arriveront à leurs fins. « Comme c’est parfois le cas, le président du groupe anglais s’est dit que la dynamique générée est positive et qu’au-delà des frictions générées, il y a de la création et un élan dont il faut profiter. » Si bien que, comme l’exprimera un responsable du marketing : « Nous restons une entreprise de produit avec l’amour de ce que nous faisons. »
Une condition de réussite : agir collectivement
Toutefois, les révoltes ne se terminent pas toujours aussi bien. C’est notamment le cas de celles menées de façon solitaire. Les cas recensés par jeresiste.com démontrent à l’envi la nécessité d’agir collectivement et avec le soutien d’organisations syndicales. Faute de quoi c’est le plus souvent « le pot de terre contre le pot de fer ». C’est ce qu’a expérimenté Martine. « Chef de service logiciel dans une entreprise d’électronique, elle constatait un manque de respect de la part de la direction vis-à-vis des salariés. Elle a râlé et s’en est pris plein la gueule. Elle a compris très vite que pour l’ouvrir, il vaut mieux être protégé. Elle s’est alors syndiquée. (5) »
Un exemple rapidement suivi par ses collègues : « 80 % des cadres se sont syndiqués parce que s’installe un “management par la terreur” depuis que le nouveau directeur parachuté est aux commandes. Il a l’habitude de les convoquer un à un dans son bureau pour donner ses directives et les menacer de licenciement. La peur s’installe, des stratégies de survie s’imposent dans les rangs des cadres. Lorsqu’ils constatent que les licenciements touchent les non-syndiqués, la majorité d’entre eux n’hésite plus et se syndique. Bientôt la lutte s’organise. »
De la sorte, grâce au soutien des organisations syndicales et de l’expertise qui est la leur, le rapport de force est plus équilibré. Parti en guerre contre l’application d’un outil d’évaluation des salariés inadapté à son entreprise, Francis fut également bien inspiré de s’appuyer sur les syndicats de son entreprise. Conjointement avec le CE et le CHSCT, ceux-ci ont en effet « porté l’affaire en justice avec un avocat » (5) . Une stratégie gagnante : « Le tribunal a déclaré le système d’évaluation illicite, ni plus ni moins…»
Les témoignages recueillis par David Courpasson et son équipe viennent donc démontrer combien le syndicalisme cadre tel que défendu par la Fieci répond aux aspirations des cadres confrontés à des politiques managériales absurdes et injustes. Comme leurs collègues, les responsables de la Fieci ont en effet le souci de l’intérêt général. Forts de cette légitimité, ils sont d’autant mieux à même de mobiliser l’expertise nécessaire pour rétablir l’équité et le bon sens managérial qui sont le gage d’entreprises pérennes.
(1) Quand les cadres se rebellent, par David Courpasson et Jean-Claude Thoenig, Editions Vuibert, septembre 2008, 179 p., 19 €. (2) « Antoine ne bradera pas le savoir-faire de son bureau d’étude », OCE centre de recherche, www.jeresiste.com , mai 2009. (2) « Protéger le produit, une question de principe… », OCE centre de recherche www.jeresiste.com , juin 2009. (3) « Le combat des managers de Delicious contre leurs repreneurs », OCE centre de recherche, www.jeresiste.com , mai 2009. (4) « Se syndiquer pour refuser un management par la terreur », OCE centre de recherche, www.jeresiste.com , juin 2009. (5) « Contre l’évaluation : un syndicaliste discret au travail », OCE centre de recherche, www.jeresiste.com , mai 2009.
EXTRAITS
Agir utilement pour tous les salariés – « La DRH a voulu nous imposer un projet d’outil d’évaluation des salariés, déclinaison d’un système déjà appliqué dans d’autres pays du groupe en Europe. On a de suite vu qu’il y avait un gros problème. On a contesté les critères mêmes de l’outil, qui étaient contraires aux métiers mêmes de l’entreprise. Chaque salarié était sensé être jugé au regard de critères quantitatifs et qualitatifs, et aussi des valeurs européennes de l’entreprise : intégrité, loyauté, focus client… Un engin super-opaque ! […] On sentait la DRH gênée par rapport au contexte français, mais en même temps coincée par son contexte européen aussi ! Mais on a tenu bon, on a demandé une expertise, qui a révélé tous les dysfonctionnements de l’outil […]. On était dans une posture de discussion, mais pas la direction, qui a dit “tant pis on y va quand même”, et là ça a été la bataille juridique, l’ensemble des syndicats, le CE, le CHSCT ont porté l’affaire en justice avec un avocat, le tribunal a déclaré le système d’évaluation illicite, ni plus ni moins… Ça a été un gros coup ; vraiment, la première fois en France qu’un système d’évaluation des salariés était condamné pour raisons de fond, sur les critères de l’outil et pas seulement sur la procédure ! […] C’est une belle victoire aussi pour les salariés des autres entreprises, on a eu le sentiment de faire quelque chose de vraiment valable pour tout le monde… ».
Contre l’évaluation : un syndicaliste discret au travail,OCE centre de recherche, www.jeresiste.com, mai 2009. © jeresiste.com.
De la brimade personnelle à la riposte collective – « De retour de congé maternité, Martine n’avait pas retrouvé son poste. Son manager est en dessous de tout. Sanction systématique de ses initiatives, même bonnes, et appropriation personnelle de ses réussites. De surcroît, aucune tolérance envers ses contraintes de mère de famille et ses horaires de travail. On lui propose une fonction en repli, moins lourde à assumer. Momentanément, Martine s’en contente, ayant des enfants en bas âges. Elle n’a pas lutté directement contre cette décision qui allait à l’encontre de ses droits, mais décide de prendre un mandat syndical pour se battre contre ce type de gestion RH. »
Se syndiquer pour refuser un management par la terreur, OCE centre de recherche, www.jeresiste.com, juin 2009. © jeresiste.com.
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