Par Michel de Laforce
A qui profite le savoir ? La question posée par la revue Manière de voir, dans son numéro d’avril-mai intéresse directement les syndicalistes-cadres. Et tous ceux qui évoluent sur le marché de l’emploi avec leurs connaissances pour seule force de travail. Quelle est leur place dans l’entreprise et dans la société ? Ne seraient-ils rien d’autre que des ouvriers en col blanc ? Leur nombre va-t-il s’accroître ? Comment leur formation va-t-elle évoluer ? De quelle façon peuvent-ils espérer peser dans la vie sociale ? Comment vivent-ils la mondialisation – en particulier, la délocalisation des activités informatiques et de conseil vers des pays à bas coûts ?
Les travailleurs du savoir, combien de divisions ? Autrement dit, que pèsent les travailleurs du savoir dans la société française ? Selon les auteurs du dossier, on compterait en France plus de 4 millions de personnes exerçant une profession intellectuelle, ce qui représente 15,4 % de la population active. Un chiffre qui a doublé en trente ans. « L’économie de la connaissance occupe dorénavant une place sans commune mesure avec celle qui était la sienne dans un passé récent », constate Laurent Bonelli dans l’éditorial de cette revue. Ce groupe social bénéficie « de salaires plus élevés, d’un taux de chômage plus bas, d’un accès privilégié à la santé et à la culture, d’une espérance de vie plus longue » (1). Une situation favorable, qu’il serait cependant dangereux de considérer comme définitivement acquise. Des inégalités se créent d’année en année. Elles sont notamment dues à la précarisation des jeunes diplômés européens et aux délocalisations effectuées par certaines entreprises.
Un enjeu économique d’importance
Le savoir est devenu un lieu éminemment stratégique de l’économie. Pourquoi et à quoi forme-t-on les étudiants qui plus tard évolueront dans ces sphères ? « S’agit-il de produire des savoirs immédiatement fonctionnels dans l’entreprise, comme le souhaitent nombre de gouvernants, ou de défendre un projet d’émancipation sociale par la connaissance ? » Christian de Montlibert, professeur à l’université de Strasbourg (auteur de Savoir à vendre, Raisons d’agir, Paris, 2004), explique (1) : « Souvent impulsé à l’échelle européenne, un primat de la rentabilité imprègne les orientations universitaires des gouvernements qui se succèdent depuis une dizaine d’années. Les universités sont sommées de tenir compte des ‘besoins’ des entreprises. Au moment où une telle injonction a réduit la liberté des enseignants, des ‘réformes’ successives ont assimilé l’étudiant à un entrepreneur capable de rationaliser sa formation pour maximiser son intérêt. ».
On peut s’en réjouir ou s’en désoler, mais le fait est là. Si le champ où évoluent les travailleurs du savoir se déplace de la recherche pure au monde de l’entreprise, il est logique que les salariés s’organisent pour défendre au mieux leurs intérêts. La sphère où nous nous situons étant cruciale pour l’économie, il est évident que le syndicalisme-cadres doit revendiquer sa place pleine et entière dans les négociations engageant le devenir de la branche ! A l’heure où, comme l’écrit Christian de Montlibert, « les entreprises prétendent diriger l’économie du savoir », la moindre des choses est qu’un contre-pouvoir syndical, structuré et puissant, représentant les intérêts des salariés puisse se faire entendre.
La guerre des cerveaux
D’autant que règne pleinement la loi de l’offre et de la demande, étendant désormais son emprise à l’échelle mondiale. Elle joue en défaveur des salariés, tirant en permanence les salaires vers le bas sous prétexte de concurrence. Les jeunes en formation sont-ils pleinement conscients de la configuration complexe à laquelle ils vont être confrontés une fois jetés sur le marché du travail ? Savent-ils qu’ils vont constituer des proies bien fragiles dans « La nouvelle guerre pour les cerveaux » qui fait rage (2) ? Il est permis d’en douter.
C’est alors une course effrénée qui s’engage sur l’échiquier mondial. De plus en plus d’étudiants effectuent une partie de leur cursus à l’étranger. On va là où les conditions sont meilleures que dans son pays d’origine. Les parcours suivent la logique du bien-être et de l’argent : les étudiants asiatiques et latino-américains s’expatrient aux États-Unis ; les Africains préfèrent l’Europe de l’Ouest et en particulier la France. « La circulation planétaire des idées et de leurs producteurs suit un parcours dicté par les rapports de forces économiques » (1), et renforce donc les inégalités. Dans cette perspective, un syndicalisme-cadres puissant et mesuré, réaliste et structuré est en mesure de rétablir des équilibres utiles à l’ensemble du corps social, tant sur le plan des rémunérations que de la gestion des carrières.
Sous-traitance et délocalisation
Ce rôle de médiateur que doit jouer le syndicalisme-cadres est essentiel en un temps où la mondialisation fait des ravages. Car la sous-traitance vers des pays à bas coûts de main-d’œuvre a le vent en poupe, surtout dans nos métiers. Après les services informatiques, les activités de conseil sont touchées par les délocalisations. Là encore, ce sont les Anglo-Saxons qui ont ouvert le bal en recourant à des juristes indiens (3). Ils ont ainsi réduit leurs coûts de 50 à 80%. Côté masse salariale, les chiffres sont sans appel, avec des salaires mensuels oscillant entre 300 et 500 euros. Ils ont été suivis par Capgemini, dont la décision a été vigoureusement dénoncée par notre organisation.
Rappelons les faits. En janvier dernier, un plan prévoyant le départ de 150 salariés et le reclassement de 100 autres était bloqué par la justice. Après un mois de négociations avec les partenaires sociaux, était signé un « plan de départs volontaires » affectant 150 postes. Ce qui « limitait la casse ». Dans le même temps, cette SSII annonçait des recrutements en Inde, mais aussi en Pologne, en Amérique latine, en Chine et au Maroc. Au prétexte avoué que « l’offshore coûte sept fois moins cher que le onshore » (4) en Europe de l’Ouest. Réduire les charges salariales permet surtout à Capgemini de préserver sa marge opérationnelle dans un contexte de crise – on ne sait jamais de quoi demain sera fait… Quitte à ce que la direction renforce la pression sur les salariés français. Et que des hommes et des femmes talentueux, compétents et dynamiques soient tentés – ou contraints – d’aller chercher fortune ailleurs…
Le maintien dans l’emploi et des salaires corrects pour nos professions intellectuelles sont-ils compatibles avec l’essor de nouvelles élites dans les pays émergents ? Sans nul doute, et nous sommes les premiers à le souhaiter. Cela se fera en redynamisant nos entreprises, en favorisant l’innovation, mais aussi en portant les valeurs de dialogue social et de justice sociale. Un programme ambitieux et un nouveau challenge pour les travailleurs du savoir. Et un vrai défi pour un syndicalisme-cadres qui doit engager dès aujourd’hui une réflexion de fond sur son positionnement et ses moyens d’action.
(1) Manière de voir, supplément du Monde diplomatique, numéro 104, avril-mai 2009, « La Guerre des idées ».
(2) « La nouvelle guerre pour les cerveaux », par Benoît Jubin et Pascal Lignères, École supérieure des Mines de Paris, 2007, www.annales.org .
(3) « Offrez-vous un avocat indien ! – De plus en plus de sociétés occidentales ont recours à des sous-traitants indiens pour régler leurs questions juridiques à moindre coût », Le Monde, 03/04/09.
(4) Les Échos, 13/02/09.
EXTRAITS
Les travailleurs du savoir, un univers spécifique – « Bien qu’elles ne présentent aucune unité, les professions intellectuelles se distinguent des autres groupes sociaux par des salaires plus élevés, un taux de chômage plus bas, un accès privilégié à la santé et à la culture, une espérance de vie plus longue. Parmi elles, chercheurs, ingénieurs et universitaires occupent une place à part : accoucheurs de la machine à vapeur et de l’électricité, de l’informatique et des technologies vertes, ils alimentent la chaudière économique. Surreprésentés dans les pays les plus avancés, qui leur allouent des moyens importants, les scientifiques forment un rouage essentiel de la transition d’un capitalisme industriel à un autre, reposant sur la création incessante de biens immatériels qui font appel à une technologie de pointe. »
Manière de voir, op. cit.
La circulation internationale des cerveaux renforce les inégalités – « De même que l’argent va à l’argent, les flux de savoirs, de savants et d’étudiants s’orientent vers les pays qui en regorgent déjà. Il s’agit pour les migrants de trouver de meilleures conditions d’éducation et d’existence ; pour les pays d’accueil, de maximiser leur capital intellectuel, dont la rentabilité se mesure à la quantité de brevets déposés, au nombre d’articles scientifiques cités, etc. Grâce à la réputation de leurs infrastructures d’enseignement supérieur et à leur avantage linguistique, les Etats-Unis constituent la première destination d’immigration savante. Loin de jeter les bases de la république internationale des lettres imaginée au temps des Lumières, la circulation planétaire des idées et de leurs producteurs suit un parcours dicté par les rapports de force économiques. Elle tend donc à renforcer les inégalités. »
Manière de voir, op. cit.
Cliquez ici pour télécharger l’article au format PDF