
Par Michel de Laforce
« Il y a trois sortes de mensonges : les mensonges, les sacrés mensonges et les statistiques », affirmait avec humour l’écrivain américain Mark Twain. Aujourd’hui, un collectif de statisticiens travaillant au cœur de différents organismes publics vient valider cette mise en garde.
Dans Le Grand Truquage, un ouvrage rédigé collectivement sous le pseudonyme de Lorraine Data, ces professionnels démontrent combien les chiffres peuvent masquer la réalité plutôt que l’éclairer. Qu’il s’agisse de pouvoir d’achat, de salariat ou de chômage, l’ouvrage dévoile des manipulations qui ne peuvent qu’intéresser les syndicalistes cadres. Pour agir efficacement sur le terrain social, mieux vaut se garder du fétichisme des chiffres, prendre du recul et retrouver le sens du réel !
Ne soyons pas naïfs ! L’exploitation des statistiques à des fins de communication politique ne date pas d’aujourd’hui, ni même d’hier. Elle se confond avec l’exercice même du débat public. Toutefois, elle prend aujourd’hui une acuité particulière. « Polémiques récurrentes sur les vrais chiffres du chômage, affrontements politiques sur le thème de la vie chère et de la véritable évolution du pouvoir d’achat […], l’usage des statistiques dans le débat politique soulève aujourd’hui au moins autant d’interrogations qu’il apporte de réponses. Si tout le monde s’accorde à considérer que l’évaluation chiffrée des politiques publiques constitue un progrès démocratique, chacun pressent que, du coup, la production statistique est devenue un enjeu politique en soi », avertissent les auteurs du Grand Truquage. Dès lors, il est urgent pour le citoyen – et singulièrement pour le citoyen actif qu’est le syndicaliste cadre – d’apprendre à décrypter les techniques de manipulations les plus courantes.
Accommoder les chiffres : quatre techniques
Les auteurs distinguent quatre techniques principales permettant d’accommoder les chiffres et qu’il est bon de connaître. Pour ne pas se laisser abuser !
1. Ne retenir que ce qui arrange. C’est la technique « la plus prisée car probablement la plus facile à mettre en œuvre ». Elle consiste à « sélectionner parmi les différents indicateurs possibles celui qui évoluera dans le sens souhaité et à ne plus communiquer que sur lui. ». Pour la déjouer, il faut agir comme les bons journalistes : croiser les données, ne pas se fier au seul communiqué de presse mais aller à la source de l’étude. En d’autres termes, il faut regarder derrière la vitrine !
2. Utiliser un indicateur « écran ». Il s’agit de choisir un angle de vue qui masque l’essentiel. Exemple : « Un indicateur comme l’indice des prix, en focalisant l’attention sur une moyenne, se révèle n’être un indicateur pour personne, justement parce qu’il veut être une mesure pour tous », remarquent les membres du collectif Lorraine Data. C’est pourquoi ils plaident pour la mise en place d’indices variés permettant de suivre les diverses catégories de ménages ou de salariés. En effet, chacune peut évoluer de manière différenciée. Ainsi, en certaines périodes, les cadres peuvent voir leur situation se dégrader alors que les salariés dans leur ensemble connaissent une embellie.
3. Changer la façon de compter en gardant apparemment le même indicateur. Cette technique consiste à modifier la façon de « piloter les données administratives à la base de certains indicateurs ». Cette méthode est bien sûr particulièrement prisée pour agir sur le taux de chômage. Le procédé est connu. Il suffit de « sortir certains demandeurs d’emploi hors des catégories utilisées pour les statistiques du chômage » pour que celles-ci baissent comme par magie. Face à de telles pratiques, il est capital que des organisations comme les syndicats maintiennent l’ancien mode de calcul. De la sorte, la mise en perspective restera possible.
4. Faire dire à un chiffre ce qu’il ne dit pas. Il s’agit d’interpréter un chiffre de façon volontairement erronée, notamment en le prenant pour ce qu’il n’est pas. Ainsi lorsque les politiques confondent « les statistiques relatives à l’activité de la police et de la gendarmerie avec une mesure du niveau effectif de la délinquance ». Autre exemple : lorsque l’on feint de croire que l’augmentation du salaire horaire entraîne une hausse générale des revenus. Vision fausse, puisque l’explosion du temps partiel et des emplois de courte durée bien connus des professionnels du conseil entraîne en réalité une certaine paupérisation.
Deux exemples : pouvoir d’achat, chômage
L’ouvrage fourmille d’exemples de travestissement de la réalité, notamment en matière de pouvoir d’achat, de chômage et d’heures supplémentaires.
Pouvoir d’achat : le grand camouflage. Les auteurs observent que le débat sur le pouvoir d’achat a été abordé sous l’angle de l’inflation et des prix. « La question de l’évolution des revenus et de leur distribution a été largement escamotée. » Dommage. Car elle aurait permis de mettre en évidence deux phénomènes majeurs. Le premier est l’accroissement des inégalités, puisque, « entre 1998 et 2005, les revenus des 1 % de foyers fiscaux les plus riches (soit 350.000 contribuables) ont augmenté de près de 20 %. Pour les 0,01 % des foyers les plus riches, cette hausse a été plus de deux fois supérieure (42,6 %). Sur la même période, l’augmentation des revenus a été de moins de 5 % pour les 90 % des ménages aux plus bas revenus ». Le second phénomène escamoté est la dévalorisation avancée du travail salarié. En effet, toujours entre 1998 et 2005, « les revenus de capitaux mobiliers ont augmenté en pouvoir d’achat de 31 %, les revenus fonciers de 16 % contre 5,3 % pour les salaires ». Il y a donc bel et bien une dégradation des conditions de vie pour les personnes qui tirent leurs revenus de leur travail.
Chômage : petits arrangements entre amis. Le collectif Lorraine Data revient aussi sur les manipulations affectant le taux de chômage. Il souligne ainsi que nombre d’innovations dans la façon de gérer les demandeurs d’emploi « ont l’avantage de les sortir des catégories utilisées pour les statistiques officielles du chômage ». C’est notamment le cas des licenciés économiques signataires de conventions de reclassement personnalisé, des signataires du contrat de transition professionnelle, des demandeurs d’emploi bénéficiaires de petits boulots aidés par l’État. « Tous sont priés d’aller voir hors des catégories utilisées pour les statistiques officielles, dans la catégorie 4, avec les personnes malades, en formation et les femmes enceintes, ou dans la catégorie 5, avec les personnes ayant un vrai travail », concluent les statisticiens.
Contre le fétichisme des chiffres
Ces manipulations posent aussi la question, plus fondamentale, de la place croissante du chiffre dans le débat public. « Dans notre société hypermédiatique, remarquent les auteurs, il faut savoir délivrer un message en vingt secondes, donc prendre le risque de dire des choses simples sur des sujets souvent complexes et dans un langage qui n’est pas toujours rigoureux. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que la dictature du chiffre rôde sur les plateaux et que la plupart des intervenants du débat public continuent de croire ou de faire semblant de croire que les chiffres “parlent d’eux-mêmes”. » Or, il n’en est rien. Même exemptes de manipulations, les statistiques peuvent être trompeuses ou hermétiques, notamment en matière économique et sociale où elles sont si nombreuses. Il est donc capital de les décrypter, de les interpréter et de les intégrer à un discours réaliste et cohérent. Ce rôle échoit aux organisations syndicales qui doivent, comme la Fieci, le prendre très à cœur. Il est en effet indispensable au bon fonctionnement de la démocratie sociale.
(1) Le Grand Truquage, par Lorraine Data, Éditions de la Découverte, mai 2009, 180 p., 13 €
EXTRAITS
La dévalorisation masquée du travail salarié – « Le travail salarié s’est fortement dévalorisé depuis trente ans. La comparaison de différents indicateurs simples permet de l’illustrer. Depuis 1978, calculé en euros constants, le niveau de vie moyen a augmenté de 750 euros par personne et par mois, soit une hausse de plus de 40 %. Dans le même temps, le revenu salarial, c’est-à-dire ce que gagne en moyenne un salarié travaillant dans l’année, a stagné. L’écart entre les deux a triplé en trente ans, passant de 350 euros par mois en 1978 à 1.100 euros en 2007. »
Le Grand Truquage, op. cit. p. 43.
L’explosion des inégalités – « La question du pouvoir d’achat a été détournée de sa dimension majeure : celle des inégalités de revenus. Le brouillard statistique qui a enveloppé cette question depuis une vingtaine d’années a non seulement occulté la montée des inégalités mais aussi permis de passer sous silence la dégradation considérable du niveau de vie des salariés. L’œil rivé sur les évolutions conjoncturelles, on risque de passer à côté du déficit structurel de pouvoir d’achat qui a gagné depuis une trentaine d’années des couches de plus en plus larges de la population. »
Le Grand Truquage, op. cit. p. 42.
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