
Par Michel de Laforce
« Les politiques de dérégulation menées depuis les années 1970 et les nouvelles méthodes d’organisation du travail n’ont pas pour seul résultat d’accroître la précarité dans l’emploi et le travail. Elles affaiblissent aussi le lien familial ».
Ce constat, les syndicalistes cadres de la FIECI le partagent avec le sociologue Laurent Lesnard. Comme lui, ils se posent la question de savoir si leur famille va résister à de tels changements et à ces nouvelles contraintes de l’emploi du temps des hommes et des femmes.
En effet, une analyse fine des emplois du temps des pères et des mères montre que les familles sont de plus en plus « désarticulées », c’est-à-dire qu’elles ne parviennent plus à se réunir dans leur totalité.
La famille désarticulée*, ainsi s’intitule l’ouvrage publié par Laurent Lesnard. Ce sociologue et chercheur au CNRS y étudie la désynchronisation des horaires de travail des couples, ses origines et son impact sur le lien familial. Il dresse un état des lieux précis et chiffré de l’organisation du temps des couples bi-actifs au quotidien. Il s’intéresse également à la préservation possible du lien familial, confronté à l’épreuve de la déréglementation du temps de travail.
La sociabilité familiale
Chacun d’entre nous sait que la cohésion de la famille repose avant tout sur les relations entre ses membres. Il est donc nécessaire que le groupe familial (père, mère, enfants) se réunisse quotidiennement.
C’est, aujourd’hui, ce « manque de concordances temporelles » qui « désarticule la famille et fragilise le lien familial », écrit, avec raison Laurent Lesnard. Pourtant, les parents passent plus de temps avec leurs enfants qu’il y a 50 ans, au profit notamment de loisirs partagés. Une source d’équilibre cependant toujours plus menacée par des horaires de travail atypiques et des emplois du temps décalés.
L’auteur tire deux enseignements des différentes enquêtes menées par l’INSEE sur l’emploi du temps des familles :
• Premier enseignement : « c’est bien les loisirs qui se trouvent au centre de la vie quotidienne dans la famille contemporaine ». Cette dernière tire sa cohésion des interactions de la vie de tous les jours, principalement autour des activités récréatives. La famille demeure donc toujours « le lieu de la recherche du bonheur et de la construction identitaire, pour les enfants et dans une moindre mesure pour les parents ».
• Deuxième enseignement : il existe une plus forte sociabilité familiale le week-end que les autres jours de la semaine. Cela confirme l’importance du temps passé ensemble pour la cohésion familiale. Bien heureusement, ce dernier a fortement progressé depuis quelques années. Et cela, même en prenant en compte l’expansion de l’emploi féminin et la croissance, parallèle, du nombre de couples bi-actifs.
La désynchronisation des horaires de travail des couples
La fragmentation des journées de travail a souvent des conséquences dramatiques sur la vie de famille. Il suffit d’un conjoint ou d’un parent en décalage pour que la désorganisation s’installe. Cette désynchronisation est d’autant plus forte dans un couple lorsque les deux sont concernés.
Laurent Lesnard constate quatre phénomènes :
• Concernant les rythmes – Il écrit que « le rythme de la vie quotidienne est principalement déterminé par les rythmes associés aux positions successives occupées dans les différents champs de l’espace social ». Il s’agit des champs économique et familial, avant tout, mais aussi d’autres champs (politique, syndical, religieux, culturel, sportif, etc.). Pour les hommes, les temps économiques et familiaux s’accordent dans une large mesure. En effet, le premier est rarement en opposition avec le second. Ce qui n’est pas le cas des femmes, tout particulièrement lorsqu’elles sont cadres.
• Concernant la cohésion de la famille – Il explique que ce qui unit d’abord la famille est « la recherche du bien-être » avant les services économiques qu’elle rend (travail rémunéré ou non) et qui s’organisent en son sein. La double participation des conjoints au marché du travail a en effet réduit l’importance de la division du travail dans la famille.
• Concernant la désynchronisation – Cette désynchronisation désarticule la famille et fragilise le lien familial. Elle le fait cependant dans des proportions différentes selon le niveau socioprofessionnel de la famille. En effet, constate Laurent Lesnard, « la désynchronisation des horaires de travail des couples est avant tout le produit des inégalités sociales en matière de temps de travail. » Les enquêtes présentées dans cet ouvrage concernent l’impact des horaires de travail sur la vie familiale au quotidien. Elles montrent que meilleure est la position dans le système économique, plus l’autonomie temporelle est grande et plus les semaines de travail sont standard, voire longues. Les couples qui le peuvent – « avantage réservé au haut de l’espace social » – choisissent leurs horaires de travail. Ils optent pour des journées standards très synchrones qui leur permettent de passer du temps ensemble avec leurs enfants. Les salariés les moins qualifiés ont, au contraire, des semaines en moyenne plus courtes, mais avec des horaires décalés et fragmentés et un très faible degré de contrôle de leur temps de travail.
• Concernant la dérégulation – L’une des observations les plus pertinentes de cet ouvrage est la suivante : les politiques de dérégulation, menées depuis les années 70, comme les nouvelles méthodes d’organisation du travail, ont affaibli le lien familial. « A cela s’ajoute la désynchronisation des horaires de travail qui sapent jour après jour les fondements de la solidarité familiale ». En effet, aujourd’hui, la flexibilité du temps de travail permet aux entreprises de proportionner au plus juste le volume de main-d’œuvre, et donc les coûts, selon les variations de la demande. Hélas, souligne l’auteur, « elle signifie avant tout plus de liberté pour les entreprises, mais pas pour les salariés ». Pour ces derniers, la flexibilité n’est rien d’autre qu’un ensemble de contraintes supplémentaires. Ainsi, estime Laurent Lesnard, l’application de nouvelles législations, comme le passage aux 35 heures, « a encore accru les inégalités sociales en matière de rythme de travail ».
Comme le conçoit la FIECI, la préservation du lien familial demeure une priorité. « La famille désarticulée » ne doit pas devenir une réalité de notre temps aggravée par la déréglementation du temps de travail. Il faut conserver pour les cadres une harmonie entre les différents champs de l’espace social : notamment celui du travail et de la famille. C’est en tout cas ce qu’ont déjà entrepris 120 sociétés. A l’initiative de l’observatoire de la parentalité, elles ont signé une charte où elles s’engagent à faciliter la vie des parents**.
* La famille désarticulée – Les nouvelles contraintes de l’emploi du temps, par Laurent Lesnard, coll. « Le lien social », PUF, 216 p., 23 €.
** « Les entreprises s’engagent à faciliter la vie des salariés parents. » (Le Figaro réussir du 2.11.09)
Voir aussi : « Organisation du travail dans la semaine des individus et des couples actifs : le poids des déterminants économiques et sociaux » par Laurent Lesnard et Thibaut de Saint Pol, Économie et Statistique, janvier, n° 414, p. 53-74. « Les horaires en pointillé, cette nouvelle inégalité sociale », article de Laure de Charrette et interview de Laurent Lesnard. 20 minutes du 11 février 2009.EXTRAITS
Une importance sociale – « Si l’articulation du travail et de la famille est un problème très pratique auquel les couples bi-actifs doivent quotidiennement trouver une solution, c’est aussi une question sociale et sociologique de toute première importance qui met en jeu la famille et l’ensemble du système économique. »
La famille désarticulée, op. cit.
Le sur-travail des cadres – « Alors que dans les années 1960 la durée du travail des ouvriers était plus élevée que celle des cadres, à la fin des années 1990 c’est le contraire qui est observé. Ainsi, l’augmentation de la durée de travail des salariés les plus qualifiés et la réduction du temps de travail des moins qualifiés, ainsi que leur plus grande exposition au chômage, dessine moins l’avènement d’une société du loisir que le développement d’un sous-emploi dans le bas de l’espace social et d’un sur-travail à mesure que la position sociale s’élève. »
La famille désarticulée, op. cit.
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